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Entrevue avec Kristel Salesse : trouver l’équilibre entre l’intuition et la raison
1L’art de la gestion de projet2Un projet à succès commence par une bonne gouvernance3Cascade, agilité, demandes de changement?

Entrevue avec Kristel Salesse : trouver l’équilibre entre l’intuition et la raison

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Tête-à-tête Transformation numérique Opinions Gestion des projets Stratégie d'affaires

Un des grands avantages de travailler en agence lorsqu’on a soif d’apprendre, c’est d’être entourée d’un nombre impressionnant d’experts tous plus inspirants les uns que les autres. Ponctuellement, je m’entretiendrai avec l’un d’eux pour vous partager leurs plus récents constats et découvertes, et obtenir un point de vue unique sur l’avenir du numérique.

Ce mois-ci, j’ai rencontré Kristel Salesse, chef de pratique en gestion de projet. C’est en travaillant dans le domaine du génie conseil, qu’elle a découvert que la gestion de projet était en fait une carrière. Membre active du Project Management Institute depuis 2008, Kristel a fait le saut côté agence en 2014, où elle a pu mettre à profit ses compétences, sa rigueur, sa créativité et sa passion pour d’importants projets numériques tels que la refonte complète e-commerce de Deserres, ou encore l’accompagnement multiservices de Lasik MD.

La gestion de projet, pour le meilleur et pour le pire

Kristel, qu’est-ce qui a initialement suscité ton intérêt envers la gestion de projet? Pourquoi as-tu choisi d’en faire une carrière?

Déjà à mes débuts sur le marché du travail, en 2010, il y avait quelque chose que je trouvais très instinctif dans les échanges entre mes collègues en génie conseil, qui travaillaient sur des projets majeurs de transport et d’infrastructure à l’international. Les différentes composantes de leurs projets m’attiraient énormément, il y avait un fit naturel. Ces projets, quoique très concrets, comportaient de éléments stratégiques de négociations avec des bailleurs de fonds, des communautés et diverses entreprises. Ce sont tous ces éléments du puzzle qui m’ont poussé à explorer une carrière en gestion de projet.

C’était le côté logique derrière qui te stimulait?

Pas nécessairement. Je trouvais que ça correspondait exactement avec ma façon de faire et de penser, en plus de l’énergie que je pouvais apporter dans tout ça. C’était un peu comme un coup de foudre inexplicable, aussi nerd que cette phrase puisse sonner. (Rires)

La gestion de projet, c’est un art? Une philosophie? Une discipline? Une science?

C’est définitivement un art! Il y a un volet très cartésien, technique, qui s’apprend. Mais il y a aussi tout le volet des aptitudes relationnelles, de la compréhension des enjeux d’affaires, de l’interprétation des nouvelles informations et de leur impact sur le projet. En principe, un projet a un début et une fin, et sa raison d’être découle d’un souhait de changement.

Un peu comme un artiste qui doit maîtriser la technique de peinture, mais arriver à bien communiquer son message ou ses états d’âme.

Justement, le volet créatif est très important. Il faut cesser le percevoir le gestionnaire de projet comme une personne tranchée, strictement orientée sur les processus et inflexible. La créativité est essentielle pour jongler avec une grande diversité de contraintes propres à chaque projet et à chaque client.

Qu’est-ce que tes amis pensent que tu fais, et quelle est la différence entre leur perception et la réalité?

En fait, j’ai pas mal d’amis qui sont gestionnaires de projets (rires). À priori, le rôle d’un gestionnaire de projets peut paraître un peu ingrat, dans le sens qu’on se fait souvent demander d’organiser les rencontres, de prendre des notes, bref, d’être en charge d’éléments administratifs. Or, en réalité, notre rôle dépasse largement les fonctions administratives : nous sommes des knowledge brokers, ces intermédiaires qui traduisent les attentes d’un client à une équipe de projet, et vulgarisent au client les attentes de l’équipe. Cet équilibre est crucial pour s’assurer de livrer la bonne chose au bon moment, que l’équipe de projet soit heureuse et performante dans le processus de livraison et que le client soit satisfait, en recevant la valeur attendue et une expérience hors pair. On peut livrer le tout selon les spécifications identifiées sans négliger l’aspect de plaisir!

L’évolution de la gestion de projet

Kristel, je suis curieuse de savoir quelles principales tendances il serait important de surveiller pour les entreprises d’un point de vue planification des opérations et productivité?

Je dirais que les tendances du marché en gestion de projet sont plutôt axées, comme en numérique, sur la personnalisation et la place de l’utilisateur au centre de l’expérience. Tout le côté aptitude relationnelle est définitivement à développer.

Aujourd’hui, on constate que l’aspect très directif des projets tend à disparaître. Disons que le bonheur de l’ensemble des parties prenantes prend une place presque aussi importante que les résultats.

Ainsi, la gestion des bénéfices continue de prendre de l’ampleur. Les gestionnaires de projet se rapprochent de plus en plus des décideurs, car ils deviennent des agents stratégiques pour assurer les changements. C’est sur leurs épaules que reposent l’implantation, le suivi et la performance des stratégies, ainsi que tous les changements y étant associés.

De plus, on parle encore beaucoup d’agilité. Cela dit, avec le temps, l’écart entre les différentes méthodologies de projet tendra à diminuer. Ces théories sont d’abord et avant tout des cadres de travail. Ce ne sont pas des lois ou des règles, ce sont des standards et il faut savoir s’en inspirer et s’ajuster selon le contexte et les besoins de chacun.

On pourrait donc dire qu’un bon gestionnaire de projet est capable de choisir le meilleur cadre de travail selon le projet, l’entreprise, l’équipe et les objectifs, et non pas de respecter une méthodologie prescrite?

Un peu comme je mentionnais dans mon dernier article de blogue Rigueur et agilité : le paradoxe d’une bonne gestion de projet?, le mieux est d’adopter la philosophie agile. Notre équipe de projets chez Adviso a été formée ainsi. On est dans une industrie qui bouge beaucoup, rapidement, frénétiquement. On a pas le choix de s’adapter vis-à-vis des changements qui peuvent survenir de tous bords, tous côtés. Par contre, il y a quand même des éléments de rigueur à ne pas négliger issus d’un cadre de travail cascades (ou waterfall). Le conseil que je donne toujours : « If it’s not written down, it didn’t happen. » [Sans trace écrite, ça ne s’est pas passé.]

Quels cadres de travail sont actuellement les plus utilisés et en quoi se distinguent-ils?

Simplement expliqué, le modèle cascades, ou waterfall pour les anglophones, est un modèle prédictif, comparativement à l’agilité qui est un modèle adaptatif. (Attention, le modèle prédictif ici n’a rien à voir avec les modèles en intelligence artificielle ou machine learning!)

Avec les méthodes plus traditionnelles, on s’attend à rassembler dès le début tous les éléments du casse-tête pour avoir un portrait extrêmement clair de toutes les étapes et du résultat final. La portée du projet ne sera pas modifiée, on va davantage jouer sur le temps et les coûts.

Théoriquement, en mode agile, on va travailler dans un cadre beaucoup plus flou, donnant davantage de flexibilité et de capacité d’adaptation. On va commencer par une première étape, voir les résultats, et continuer à bâtir petit à petit, ce qui limite les risques à chaque étape. Il y aura tout de même une vision des objectifs globaux, mais sans précisions sur le rendu final. On négocie la portée, alors que le temps et les coûts restent plus fixes. Mais dans la vraie vie, il peut évidemment y avoir plusieurs variations.

De la stratégie aux opérations

Quelle est la place de la stratégie en gestion de projet? C’est perçu comme un rôle opérationnel, et ça l’est, en partie, mais à partir de quand est-ce que la stratégie passe entre ses mains?

La meilleure stratégie du monde ne vaut pas grand chose si elle reste dans un tiroir. Et inversement, on peut avoir la meilleure capacité opérationnelle, mais sans ligne directrice stratégique, on ne sait pas sur quoi se baser pour la prise de décision. Donc, factuellement, notre rôle est de réduire l’écart entre la stratégie et les opérations. Pour se faire, il faut constamment se questionner sur quelles sont les meilleures décisions et quels impacts ces décisions peuvent avoir par rapport aux bénéfices anticipés du projet.

Qu’est-ce que la gestion de projets peut changer pour les entreprises, concrètement? Je pense notamment à des entreprises, comme Kodak, qui n’ont pas su adapter leurs produits au numérique, par exemple.

En fait, une des raisons pour laquelle Kodak s’est écroulée avec la venue du numérique est qu’elle n’a pas renouvelé son modèle d’affaires. Elle n’a pas su s’ajuster à une industrie en plein changement. Donc, l’enjeu principal en était un de stratégie d’affaires et de modèle d’affaires, pas nécessairement de produits. Le rôle de la gestion de projet dans ce contexte est d’arriver à mettre en oeuvre et exécuter ces éléments stratégiques. Un gestionnaire de projet doit pouvoir se rapprocher de la stratégie d’affaires pour pouvoir s’assurer que les initiatives soient réalistes.

On voit malheureusement trop souvent des organisations mettre en oeuvre des projets phares à plusieurs centaines de milliers de dollars, sans penser à leurs capacités internes, que ce soit leurs ressources humaines, financières, manque de capital. Tous ces éléments risquent grandement de venir affecter le succès du projet s’ils ne sont pas pris en compte.

Le risque serait donc d’investir de façon importante au début d’un projet avant même d’avoir un portrait réaliste de la faisabilité.

Exact. Et la gestion de projet, ce n’est pas seulement à propos du projet comme tel. C’est beaucoup plus large. C’est la gestion de portefeuille, de programme, d’amélioration continue, du changement. Le terme gestionnaire de projet s’autolimite dans ce contexte, car il comporte une envergure tellement plus grande en soi.

Des décisions parfois difficiles

Est-ce qu’il arrive qu’il n’y ait carrément plus de bénéfices possibles pour un projet?

Beaucoup de projets implantés auraient peut-être dû être arrêtés à un certain moment. Il faut pouvoir mesurer en continu la viabilité d’un projet et les résultats attendus. Il arrive parfois qu’on réalise en cours de route, qu’un projet ne s’avère plus pertinent pour l’entreprise, soit  parce qu’il y a eu un changement dans les dynamiques de marché, dans l’industrie, ou peut-être une restructuration qui fait en sorte que le projet n’a tout simplement plus de raison d’être. Mais la vraie question est de savoir si on s’est outillé correctement pour savoir à quel moment on va tirer la plug et pourquoi. Les facteurs de mesure de performance s’appliquent au cycle de vie complet d’un projet, ce qui justifie la planification en amont. Avec chaque nouvelle information, il faut savoir interpréter son impact et voir si on repart la boucle de planification pour intégrer ces changements.

J’ai lu quelque part que près de 80% des entreprises procèdent à d’importantes transformations numériques, mais seulement 25% des projets ont produit des résultats tangibles par rapport à leurs objectifs initiaux, selon des recherches récentes du Project Management Institute (PMI). Comment pourrait-on expliquer ces chiffres?

On peut certainement émettre des hypothèses. C’est justement parce qu’il n’y a pas de cadre pour la prise de décision de mettre un terme à des projets en cours de route. On ne se donne pas les outils, ni le temps d’analyser les capacités, la gestion du changement.

La définition d’unee transformation numérique est trop souvent mal interprétée. Certains pensent qu’une transformation numérique peut prendre la forme d’un site e-commerce, ou de se procurer un nouveau CRM. Mais l’essentiel de la transformation n’est pas la technologie. Ce sont les gens qui sont affectés par cette technologie, les processus qui doivent y être adaptés. C’est beau avoir un nouveau site, mais si les ressources ne sont pas suffisantes ou qu’elles ne reçoivent pas la formation nécessaire, ça s’apparente à une Ferrari qui reste dans le garage parce que personne ne peut la conduire. C’est pratiquement déficitaire.

J’imagine que l’analyse d’un projet n’est jamais à 100% noire ou blanche, qu’il faut savoir prioriser certains éléments plus que d’autres. Qu’arrive-t-il lorsque certains changements peuvent donner une autre direction, ou répondre à un autre besoin?

Dans la gestion des risques, il y a ce qu’on appelle des risques positifs et des risques négatifs. Dans le premier cas, ce sont en fait des opportunités. Si de tels événements surviennent, ça peut ouvrir certaines portes et en fermer d’autres.

Je vois! Et dans cet ordre d’esprit, quelle a été la décision la plus difficile que tu as eu à prendre?

Ce qui est difficile lors de recommandations ou de décisions, c’est d’abord d’avoir l’audace de prendre une décision, de l’appuyer avec des arguments et de l’assumer. Ce qui soutient la prise de décision ce sont les arguments factuels qui la justifient. Se tromper est humain, on prend toujours une mauvaise décision à un moment dans notre carrière ou dans notre vie. La clé est de savoir pourquoi, comment on le justifie et comment on se redresse si ce n’est pas le bon chemin! Un gestionnaire de projet a toujours un plan B si le plan A échoue.

Les parties prenantes : le coeur de la gestion de projet

Le terme « parties prenantes » commence à faire de plus en plus de bruit dans l’industrie, mais qu’est-ce que ça représente exactement? Et comment doit-on prioriser ces différentes parties prenantes dans un contexte d’affaires? L’opinion des dirigeants doit-elle avoir plus de poids que celle des employés, ou des utilisateurs?

La gestion de projet s’insère dans un contexte, donc la réponse sera presque toujours « ça dépend » (rires). Mais disons que c’est un terme extrêmement large qui sous-entend toutes les personnes affectées de façon directe ou indirecte par un projet. Par exemple, en numérique, les multiples parties prenantes se trouvent du côté client, du côté de l’équipe de projet, et en marketing numérique, même les personas pourraient être des parties prenantes, bien qu’elles soient fictives.

On voit que la philosophie inbound, donc la rencontre des intérêts des utilisateurs et de ceux de l’entreprise, n’est jamais très loin! (Rires.)

Exact! Je parlais plus tôt de personnalisation, ça s’insère également dans un cadre de gestion de projet. Par exemple, si j’ai un bilan à faire à une personne dans les opérations, comme un coordonnateur, le contenu sera très différent de celui adressé à un membre de la direction. Et cet ajustement ne s’applique pas qu’aux rôles professionnels, mais aussi aux types de personnalité et aux modes de communication des interlocuteurs. Certains préfèrent beaucoup de détails, d’autres valorisent la concision. Certains souhaitent s’en tenir aux chiffres, alors que d’autres ont besoin de plus de contexte.

Comment arrives-tu à déterminer comment interagir avec qui?

Tu veux que je divulgue mes secrets? (Rires.) Par l’écoute. Il y a différentes sources d’information auxquelles on doit rester attentif : le type d’information qu’une personne partage, les questions qu’elle pose, ses motivations personnelles et professionnelles, par exemple.

Que néglige-t-on le plus en ce qui a trait aux parties prenantes?

En fait, la gestion des parties prenantes peut s’avérer très stratégique. Au-delà de définir les responsables à consulter et informer, quelques fois, l’état de la relation n’est pas nécessairement celui souhaité. Elle peut être trop positive, négative, ou trouble. Donc il faut savoir quelles stratégies mettre en place pour changer l’état de cette relation et la transformer en relation à succès qui va amener de l’engagement, un élément primordial dans le déroulement d’un projet.

Pour aller plus loin en gestion de projet

Quels conseils souhaiterais-tu donner à tout client qui s’apprêterait à travailler avec l’équipe?

Donne-nous ton business case. (Rires.) Honnêtement, la clé est la transparence. Le plus nous avons d’information, le mieux nous pouvons prévoir les risques, anticiper les opportunités, et cerner les bénéfices externes d’un projet.

Et finalement, si on a envie d’en savoir plus sur le sujet, que recommanderais-tu?

À part le blogue d’Adviso? (Rires.) La base serait la bible de la gestion de projet, le Project Management Body of Knowledge du PMI. Je recommanderais aussi le Guide Scrum, qui est une bonne base pour les notions de SCRUM-Agile. On dirait que tout le monde à présent fait des mêlées quotidiennes (daily scrums), autant apprendre d’où ça vient et à quoi ça sert!

Sinon, la plupart des lectures que je fais présentement est à propos de techniques d’animation, un peu comme le canevas que ma collègue Marie a partagé.

Voici quelques ouvrages à considérer :

– Gamestorming

– Lean Design

– Originals: How Non-Conformists Move the World

– Start With Why

Autrement, beaucoup d’événements sont tenus dans la communauté, notamment le Symposium de la gestion de projetqui s’impose comme étant un des plus grands événements annuels de gestion de projet à Montréal. On s’y retrouvera peut-être?

Merci Kristel pour tout ce savoir partagé à propos de la gestion de projet!

Quand tu veux. Si c’est planifié! (Rires.)