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Ctrl+A – L’achat local en publicité numérique [S02 E01]
1L’art de la gestion de projet2Un projet à succès commence par une bonne gouvernance3Cascade, agilité, demandes de changement?

Ctrl+A – L’achat local en publicité numérique [S02 E01]

  • Niveau Technique
Média & SEM Opinions Ctrl+A | Balado sur la stratégie numérique

C’est parti pour une deuxième saison de notre balado Ctrl+A! Nous commençons en force avec un invité reconnu pour ses talents de vulgarisateur et de conférencier : Jean-François Renaud! Nos animateurs exploreront avec lui la notion d’achat local appliquée à la publicité numérique.

 

Tous nos épisodes sont disponibles sur

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ainsi qu’à partir de la série Ctrl+A | Balado sur la stratégie numérique.

 

Vous préférez la lecture à l’écoute? Retrouvez ci-dessous la version transcrite de l’épisode.

JAMES FORBES : Salut tout le monde! Bienvenue à Ctrl+A, le podcast en stratégie numérique. Ici James Forbes…

FRANCIS DEVOY : Et Francis Devoy. Ctrl+A, c’est un podcast de rencontres et de discussions avec des passionnés « des Internets », des gens qui parlent de faits très concrets sur toutes sortes de sujets, des gens qui n’ont pas peur de leurs opinions et, surtout, qui savent bien expliquer et vulgariser les notions les plus techniques.

JAMES FORBES : Alors, une chose est sûre : ensemble, on va apprendre beaucoup sur le numérique, sur ce qui existe déjà, mais c’est aussi sur ce qui s’en vient, parce que ça bouge vite dans le numérique, comme on le sait. Votre avenir, cest notre présent.

Que veut-on dire par acheter local en publicité numérique?

FRANCIS DEVOY : Aujourd’hui à Ctrl+A, l’achat local, mais en publicité numérique.

Ça fait déjà plusieurs années qu’on parle d’achat local. Qu’on soit dans l’alimentaire ou le commerce de détail, c’est un phénomène dont on entend de plus en plus parler dans les médias et qu’on fait de plus en plus nous-mêmes en tant que consommateurs. Parfois même sans s’en rendre compte.

Mais ça implique quoi, acheter local? En général, ça veut dire que ça coûte un peu plus cher. Un peu, oui, mais en retour, tu as un produit souvent de bien meilleure qualité, tu fais du bien à la planète parce que ton empreinte écologique est beaucoup plus faible et, surtout, tu encourages l’économie locale en stimulant des emplois d’ici.

Pour le numérique, maintenant, l’achat publicitaire, ça veut dire quoi : acheter local? En ce moment, en numérique, on est pas mal à l’opposé du but. On peut même dire qu’on fait complètement l’inverse de l’achat local. Selon une étude de l’Université Carlton en 2016, sur un marché total de 5,5 milliards d’investissements publicitaires au Canada, c’est 60 % qui étaient faits sur Google ou sur Facebook. Ça représente environ 3,5 milliards de dollars qu’on envoie aux deux géants américains du Web. Mais, est-ce que c’est faisable de favoriser l’achat local en publicité numérique et, surtout, ça commence par où? Pour répondre à cette question, on a la chance d’avoir avec nous Jean-François Renaud, cofondateur et associé chez Adviso.

Salut, JF, comment ça va?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Ça va bien! Vous autres, mes deux belles voix de Ctrl+A?

JAMES FORBES : Ça va super bien, ça va super bien, merci! Ici, le but n’est pas de trahir ton âge, mais ça fait à peu près 20 ans que tu es dans le milieu des Internets et du numérique. Pour faire une brève introduction, tu es chargé de cours à HEC Montréal, en plus de donner des conférences un peu partout au Québec sur le numérique et ses différents aspects. Jean-François, merci d’être avec nous.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Ça me fait vraiment plaisir d’être là. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup.

JAMES FORBES : Oui, certainement! Puis, on sait que tu es quelqu’un qui a l’habitude de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. En commençant, avant de plonger plus techniquement dans le sujet d’aujourd’hui, peux-tu nous donner rapidement la représentation de ce qu’est un éditeur versus un annonceur? Juste pour être certains que nos mères comprennent un peu de quoi on va parler un peu aujourd’hui.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : En publicité, dans le fond, c’est toujours la même chose : un espace de publicité est rendu disponible par un éditeur, qui lui, a accès à une audience, qu’il rend disponible à un annonceur via un espace publicitaire sur ses propriétés médias. Concrètement, ça peut être… un preroll avant une vidéo par exemple. Ça peut tout simplement être une bannière sur une site, ou encore un mot-clé dans les résultats payants sur Google. Ça, c’est un autre type d’achat média, acheté par un annonceur sur une propriété d’un éditeur.

JAMES FORBES : Juste pour mettre un nom dans la tête des gens, pour comprendre vraiment qu’est-ce qu’un annonceur, qu’est-ce qu’un éditeur, ce serait quoi un exemple concret de deux entreprises qui peuvent interagir?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : La Presse est un éditeur et, je ne sais pas, moi, Nespresso est un annonceur sur la propriété de La Presse, par exemple.

JAMES FORBES : Et est-ce que tu peux nous donner un exemple concret d’annonceur qui a fait affaire avec un éditeur local? Que ce soit pour des campagnes marketing précises, de performance ou de branding.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Il y en a plusieurs. Je pense qu’un qui est marquant dans les derniers mois, on a travaillé dessus, c’est celui de la Banque Nationale avec Urbania. Je pense que c’est vraiment intéressant parce que Urbania est un éditeur local, mais qui n’a vraiment pas les deux pieds dans la même bottine. Sérieusement, c’est un éditeur vraiment innovant, qui fait plein de choses vraiment intéressantes et ça a vraiment donné le goût à la Banque Nationale de s’associer à eux pour pouvoir créer un produit qui est à la fois excitant, réellement dans son contenu puis qui va avoir une très bonne performance au niveau publicitaire. La Banque Nationale n’a pas choisi Urbania parce qu’elle voulait leur faire la charité, elle l’a choisi parce qu’elle considérait que c’était un achat publicitaire qui avait tout le potentiel et la performance auxquels elle s’attendait. Je trouve que c’est un exemple qui est intéressant. Carrément du contenu qui a été créé pour cet annonceur, la Banque Nationale. Je pense que c’est un bon exemple.

Pourquoi le choix du local semble plus difficile?

FRANCIS DEVOY : Jean-François, la question qui tue : pourquoi on achète moins local en publicité numérique?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : On achetait pendant des années très local. Il y avait des marques médias qui étaient là, très très fortes. On pense au Journal de Montréal, à La Presse et au Devoir. Avec ces trois propriétés, on couvrait l’essentiel de l’imprimé quotidien et on rejoignait pas mal la population québécoise.

Aujourd’hui, on est dans une dynamique où, dans les dernières années, tout ce qui est performance a pris beaucoup de place. Donc on veut vendre quelque chose, on ne veut plus juste entendre parler d’une marque. Les annonceurs veulent vraiment aller chercher un aspect performance à leurs placements publicitaires. En 2005, Google a lancé un produit qui a quand même un petit peu changé les choses : un produit qui se payait au clic. C’est sûr que Google a dit : « Nous, on va vous envoyer des clics, vous allez payer pour des clics. Les éditeurs plus classiques vont vous permettre de rejoindre des yeux, de la fréquence, de la portée, mais ils ne peuvent pas vous garantir rien d’autre. Nous, on va vous garantir qu’on vous amène quelqu’un de qualifié sur vos propriétés Web. »

Les annonceurs ont aimé ça parce que, pour eux, c’est toujours une question d’essayer d’avoir le meilleur retour sur leur dollar, le plus de ventes pour le moins d’investissements médias possible. C’est Yahoo qui avait commencé ça à la base et Google a seulement un peu copié et l’a finalement fait mieux. Mais c’est là que ça a vraiment commencé.

Ensuite de ça, Facebook est arrivé, puis a suivi les traces de Google, et ils sont arrivés avec un modèle qui à la fois est beaucoup plus proche de l’achat final par le client final, ce qui plaît beaucoup à l’annonceur, et qui a aussi une capacité de ciblage qui diminue énormément le gaspillage.

La réponse courte c’est : les annonceurs recherchent un meilleur retour sur leur investissement et c’est ce qui fait que l’achat local est un challenge.

JAMES FORBES : Il semble y avoir un point commun au niveau de la technologie : Google et Facebook sont arrivés avec des technologies innovantes, peut-être la même, peut-être différente, qui font en sorte que le marché de l’achat numérique est peut-être plus facile ou plus performant. Qu’est-ce qui fait en sorte que les éditeurs ne sont pas en mesure de suivre ce pas aujourd’hui?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Il y a plusieurs éléments. Premièrement, ce n’est pas juste une technologie, c’est aussi une façon de facturer qui est différente, qui est plus proche du résultat recherché par la publicité que les annonceurs achètent. Il y a cet aspect.

Ensuite, pour l’aspect technologique, c’est sûr qu’il y en a, c’est qu’ils sont capables de faire un ciblage qui est très précis, de faire des segments d’audience très précis. Dans le fond, Google et Facebook, quand on y pense, sont des entreprises qui vendent essentiellement des données. Le produit final qu’ils vendent est un espace publicitaire, mais la raison pour laquelle les gens l’achètent, c’est qu’il est supporté par des données qui sont assez précises de par toute leur technologie pour capturer nos intérêts, le prochain objet qu’on veut, qu’on est en train de magasiner ou ce genre de choses. Ils sont capables de dire à des annonceurs : « Nous, on va vous amener beaucoup de performance. » C’est tout cet aspect de ciblage et de segmentation qui est là.

L’autre élément qui n’est quand même pas à négliger est que Google et Facebook prennent 100 % ou presque de leur budget et l’investissent dans leur plateforme technologique. C’est possible parce qu’ils ne produisent pas le contenu que les éditeurs doivent fournir. Et la production de contenu, ça coûte cher. Il reste donc aux éditeurs définitivement moins d’argent disponible à investir en technologie. Ils produisent donc du contenu dont Google et Facebook se servent. Les coûts ne sont pas les mêmes et en plus, ils n’ont pas la même technologie. Tout ce fossé se creuse un petit peu tous les jours. C’est un peu dans cette dynamique que l’on est.

Créer de la valeur dans une culture de performance

FRANCIS DEVOY : On était beaucoup axés sur les objectifs, les résultats. Où est-ce qu’un annonceur doit tracer la ligne entre générer des résultats et favoriser lachat local?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : C’est vraiment la décision d’un annonceur et il ne faut pas que les gens comprennent que c’est nécessairement moins performant d’annoncer avec un annonceur local. Ce serait faux, mais c’est peut-être une perception actuellement que les annonceurs ont parce que, visiblement, ils déplacent leurs dollars beaucoup vers ces propriétés (Google et Facebook, pour ne pas les nommer). La ligne, c’est vraiment à l’annonceur de la créer. Il faut que ça vienne le chercher dans ses valeurs, qu’il ait le goût de faire ça, le goût peut-être d’associer sa marque à des marques médias qui sont d’ici, qui ont des bénéfices également.

On le sait, en achat média, on le dit tout le temps : « La marque média a un apport important. » C’est juste que le comportement par rapport à la marque média a beaucoup changé. Chez Google et Facebook, notamment. L’exemple que j’aime souvent donner est qu’avant, on se rendait sur une marque média, on disait : « Je vais ouvrir le site de La Presse pour regarder ce que La Presse a écrit aujourd’hui. » Alors que, de nos jours, on va beaucoup plus visiter des endroits qui vont être des agrégateurs, comme Facebook, qui vont nous amener vers d’autres marques médias qu’on ne serait peut-être pas obligé ou habitué de consommer.

La loyauté envers les marques médias a quand même diminué beaucoup dans les dernières années. Facebook et Google ne sont plus juste un média en tant que tel, ils sont presque un canal en soi. Ils sont maîtres dans l’art de s’approprier tout en utilisant à même les contenus. On pourrait même dire parasiter. Ils parasitent des contenus : ils les diffusent, mais ils les parasitent, ils en profitent et ils sautent sur ces contenus pour créer leur propre trafic, leur propre audience qu’ils vont ensuite revendre aux éditeurs d’aujourd’hui.

Parce qu’il ne faut pas se leurrer : oui, ce sont des partenaires, parce que Facebook et Google amènent la majorité du trafic de nos jours aux éditeurs. Mais quand on regarde, on se dit : « C’est eux qui mangent leur lunch ». C’est l’expression qu’on utilise. Ce sont eux qui vont chercher leurs revenus. Les revenus que les éditeurs perdent, c’est là qu’ils s’en vont. Ce sont des partenaires, mais ce sont aussi des compétiteurs.

JAMES FORBES : Peux-tu donner un peu plus de détails par rapport à la compétition? Qu’est-ce qui se passe? On sait que Google et Facebook sont les top deux. Est-ce que les entreprises regardent par en haut en se disant « ça, c’est ma compétition », ou on regarde de l’autre côté et on se dit « la compétition est plus bas »?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Tu parles des éditeurs?

JAMES FORBES : Oui, au niveau des éditeurs.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Traditionnellement, les éditeurs canadiens et québécois se sont vus en compétition. La Gazette se voit en compétition avec le National Post, puis La Presse se voit en compétition avec le Journal de Montréal. C’est quand même profond dans les esprits, cette compétition.

JAMES FORBES : Dans les mœurs.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Dans les mœurs! Comme je le disais tantôt, Facebook est aussi un partenaire qui amène beaucoup de trafic sur ses propriétés. Je te dirais que, souvent, ce que j’observe avec les éditeurs, c’est qu’ils ont tendance à ne pas assez considérer Google et Facebook comme leurs compétiteurs, et ils se voient plus comme des compétiteurs contre des propriétés locales qui sont un peu plus leurs équivalents. Mais le revenu, c’est pas là qu’il est parti! Le revenu est parti chez Google et chez Facebook.

La réalité des éditeurs au Québec

FRANCIS DEVOY : Quand on parle de la sophistication de la donnée, on a quand même un écosystème assez spécifique, unique, je dirais même, au Québec. Mais par rapport au reste de l’Amérique du Nord, est-ce que les éditeurs québécois auraient intérêt à se regrouper pour avoir une offre beaucoup plus sophistiquée, versus fragmenter pratiquement l’offre publicitaire, ce qui est le cas présentement, où on fait affaire avec une multitude de points de contact avec chacun des éditeurs. Dans le fond, est-ce que l’union fait la force?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Il y a plusieurs points dans ta question. Premièrement, tu as dit : « Est-ce que le marché du Québec est le même que le marché en Amérique du Nord? » Je pense que non. Au Québec, on est isolés, les phénomènes arrivent un petit peu plus lentement parce que la protection est due au bilinguisme. Je veux dire : on est moins directement en compétition. Une propriété, par exemple, au Canada anglais, est beaucoup plus menacée par les États-Unis. Ici, au Québec, il y a la France, mais ce n’est pas aussi direct, je te dirais. Donc, on arrive à avoir encore des marques médias qui sont très très fortes, qui sont quand même challengées, mais qui sont encore très fortes. Donc, ça, c’est un phénomène qui est moins grand au Québec. On a cette chance, les éditeurs ont cette chance.

Pour ce qui est de se regrouper, comme je le disais tantôt, ils se voient vraiment comme des compétiteurs actuellement. Alors oui, je pense qu’il faudrait que ça arrive à un moment donné, et il y a quelques initiatives en ce moment qui commencent, qui sont embryonnaires. Mais si à la base tu vois que c’est ton ennemi, ça va être difficile de faire un partenariat. Par contre, dans l’économie du Web, on parle beaucoup de coopétition; l’idée que tu peux coopérer avec des compétiteurs et que ça peut parfois être très sain de le faire. C’est quelque chose que je n’ai pas vu beaucoup chez les éditeurs. Ça ressemble plus à un concours de quéquettes permanent, je te dirais.

JAMES FORBES : Jean-François, est-ce que tu as des exemples de deux éditeurs qui se sont associés pour faire une campagne marketing, même s’ils sont censés être des compétiteurs dans l’industrie?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Pas vraiment. En fait, oui et non. On en voit tout le temps, mais ce sont les agences qui rendent ça possible. Ce sont les agences qui créent, qui vont mettre plusieurs éditeurs parfois incompatibles (de l’avis de ces éditeurs eux-mêmes) dans un plan média. C’est le rôle de l’agence de faire le bon mix comme ça. Je te dirais que pour les éditeurs, non seulement il y a Google et Facebook qui viennent manger leur lunch, mais il y a aussi le fait que toute l’achat média programmatique a une tendance à diminuer les revenus étant donné la connaissance de la disponibilité des inventaires d’espaces médias. Les inventaires, en étant plus ouverts et plus transparents, les gens ont pu voir où il y avait des invendus. Quand il y a des invendus, que tu peux voir où ils sont, tu peux mieux négocier. Donc on a vu des CPM (coûts par mille impressions) de 10 ou 20 dollars descendre sous les cinq dollars, souvent, et même plus bas que ça parfois. C’est quand même une autre pression qu’ils ont eue et mon point est que les annonceurs ont pu profiter de ça et avant, ils devaient faire un choix.

Je continue avec mon exemple de La Gazette et du National Post. Avant, les annonceurs pouvaient faire un choix et dire : « Moi, je vais prendre juste le National Post. » Mais maintenant, avec la programmatique, ils sont capables des fois d’être aux deux, des fois pour le même prix! On va voir des coopérations comme ça, mais qui ne viennent pas nécessairement des éditeurs; elles sont rendues possibles par d’autres technologies.

FRANCIS DEVOY : Ce qu’on a vu avec la programmatique, quand tu parlais de l’essor de la programmatique, c’est que non seulement les CPM ont baissé, mais ça a aussi fait en sorte que les éditeurs ont ouvert leur inventaire publicitaire à 100 %. N’empêche que c’est souvent Google dans la majorité des cas qui va être la plateforme sur laquelle on va transiger ces impressions. Quand on parle de la force qu’ils ont dans le marché, c’est que non seulement ils volent de l’achat direct, mais ils vont aussi se prendre une petite part de tout l’achat programmatique qui est offert par l’éditeur. Donc, c’est quand même intéressant.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Oui, puis tu as de nouveaux joueurs aussi qui viennent encore prendre une partie du lunch des éditeurs. Je les appelle les Winners de laffichage publicitaire parce qu’ils vont acheter des invendus, ils vont les revendre et on ne saura pas d’où ils viennent. Quand tu vas au Winners, tu trouves un chandail Tommy Hilfiger, tu ne sais pas si, avant, il était chez La Baie ou chez Simons. Tu le sais pas pis ni Simons ni La Baie veulent que tu saches qu’ils l’ont vendu à Winners parce qu’ils avaient des invendus, mais toi, t’es content de l’acheter moins cher. Alors, c’est un peu ça qui se passe : les annonceurs ont encore plus de choix, ce qui, encore une fois, met de la pression sur les revenus de nos amis éditeurs.

Comment acheter local intelligemment?

JAMES FORBES : Qu’est-ce qu’un annonceur devrait faire dans le cœur de son entreprise ou dans le cœur au moins de son département d’achat média pour se dire : « Nous, on est prêt à aller de l’avant avec un éditeur local »?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Un des défis, c’est qu’à un moment donné, tu ne peux pas gérer 28 réseaux quand tu fais un achat média. À moins de faire une méga campagne, tu vas vouloir gérer deux, trois, quatre canaux, sinon, c’est trop complexe. Souvent Google et Facebook sont un peu obligatoires, jusqu’à un certain point, dans beaucoup beaucoup de types de produits, en tout cas, ou de services. Alors, il reste souvent de la place pour un ou deux éditeurs. C’est un challenge supplémentaire.

Mais le point est que je pense que l’annonceur, s’il veut essayer de contribuer un petit peu à cet aspect, il peut dire : « Moi, j’exige qu’il y ait un certain pourcentage annuel de mes achats médias qui soit réservé à des propriétés de marques locales. » Je pense que ça peut être la façon simple de le faire. Peut-être pas pour chaque campagne. Parce que, mettons qu’il dit : « Je veux que 20 % de mes achats médias soient faits localement », il y a une campagne qui peut être à 10 % et l’autre à 30 %, ce n’est pas grave, mais si, à la fin de l’année, c’est un guideline qu’il s’est donné et qu’il le respecte, je pense que c’est quelque chose qui peut faire une différence. Puis, on peut être surpris du potentiel. Encore une fois, peut-être que si tu prends le temps de t’asseoir avec un éditeur et de créer un contenu qui est réellement excitant, que tu fais confiance à l’éditeur, qui lui connaît très bien son audience, tu as le moyen d’aller chercher quelque chose qui est même peut-être beaucoup plus performant que Google et Facebook, et aussi qui va être bon pour ton empreinte locale.

JAMES FORBES : Un bon résumé de ça c’est : rencontre directement les éditeurs, demande-leur ce qu’ils peuvent faire pour toi, regarde premièrement si leur audience convient avec l’audience que tu veux cibler et, après, c’est vrai qu’on peut être surpris.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : C’est toujours la pression de la performance, tu sais. Aujourd’hui, on est dans une logique où les résultats à la fin du mois ou du trimestre sont tellement importants. Pour ramener des ventes brutes, c’est sûr que de faire du remarketing, par exemple, pour ne pas entrer trop dans les tactiques, mais il reste que du remarketing sur Google et Facebook, ça marche bien! Mais tu n’es pas en train de bâtir de nouvelles audiences en faisant ça, tu es juste en train de milker tes audiences actuelles. Mais c’est sûr que le réflexe est souvent là : le bouton remarketing est toujours très proche parce que ça ramène de quoi remplir la fin de mois.

Mais la fin de mois, c’est pas ce qui t’amène tes revenus de l’année suivante. Je pense que c’est là qu’il faut que tu penses un peu plus long terme. Je pense que l’achat local va avoir une place qui peut être vraiment tout à fait privilégiée dans un plan média. Mais un autre des challenges, c’est la petite vision court terme, court-termiste, au niveau du retour sur investissement qui, je pense, menace à plein d’autres égards les annonceurs de toute façon.

FRANCIS DEVOY : Selon toi, quelles sont les menaces, à long terme, pour les éditeurs? Ce qui fait de plus en plus en sorte que les annonceurs ne désirent plus acheter localement?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : La principale menace, comme je le dis, c’est que les prix descendent, la compétition augmente, leurs parts de marché diminuent, les coûts de création de contenu augmentent, puis ils perçoivent parfois un petit peu trop que Google et Facebook sont leurs amis et [qu’ils ne sont] pas nécessairement des menaces pour eux. Il y a beaucoup de signaux importants qui sont dangereux pour eux et, ultimement, la menace, c’est quoi? Bien, c’est que les éditeurs ne soient plus capables de fournir le contenu qu’ils doivent fournir.

Il y en a des signes : des éditeurs qui ferment, des éditeurs qui vendent à rabais, des éditeurs qui deviennent des organismes sans but lucratif et qui commencent à demander des dons sur leur plateforme. Ce sont quand même des exemples éloquents qui démontrent la pression qu’il y a sur le marché actuellement.

FRANCIS DEVOY : Au niveau des annonceurs, Jean-François, ça serait quoi les menaces, par exemple, de vraiment mettre tous les œufs dans le même panier : aller vers le duopole Google et Facebook?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : En économie, n’importe quel duopole crée une augmentation des prix. Déjà, en voilà un. Deuxièmement, ça crée une dépendance envers deux canaux qui, à partir du moment où ils t’en donnent moins pour ton argent, te causent un problème.

Je regardais Google : en ce moment, ils vont souvent remplacer les services offerts par certains éditeurs. Si on regarde en cinéma, par exemple, tu vas chercher le nom d’un film et puis, soudainement, tu vas avoir l’horaire directement dans la page de résultats de Google. Alors, tu ne te rends plus sur le site qui, lui, fait son argent avec de la publicité quand les gens vont le visiter. Google a fait ça à plusieurs industries : la météo, le cinéma, le sport, plein de sites informationnels, les sites de nouvelles. C’est le genre de choses [dont on dépend] quand on met ses œufs dans le même panier. Dépendre trop de n’importe qui est toujours un problème. Être dans une économie où il n’y a pas assez d’offres est toujours un problème. C’est aussi simple que ça! Ce sont des règles économiques de base qui sont devant eux.

Après, je pense que d’un point de vue de la performance, comme la population est sur Google et Facebook, ils vont, par contre, rejoindre leurs cibles. C’est plus d’un point de vue économique, je pense, qu’il y a un éventuel danger. En plus de la menace économique, je pense qu’il y a la menace de la dépendance aux données. On l’a dit au début, un peu plus tôt, que Google et Facebook étaient finalement des entreprises de données qui vendaient de l’espace publicitaire, mais que la raison principale pour laquelle on l’achète, c’est les données. Les annonceurs ont énormément de données qui leur appartiennent, on le sait, ce n’est pas toujours facile pour eux de les organiser, de les structurer, de les déployer dans leurs campagnes. Que ce soit leurs campagnes de courriels, leurs campagnes médias et compagnies. Mais, c’est la chose à faire! Parce que tant qu’ils ne feront pas ça, ils vont devoir être dépendants de données qui ne leur appartiennent pas, comme des données de Google et Facebook. S’ils ont des données vraiment bien structurées, ils vont être capables d’annoncer sur des propriétés locales tout en étant certains.

On va dire les vraies affaires : avant, quand tu voulais rejoindre des gens pour un voyage, par exemple, pour vendre un voyage, tu achetais la section La Presse Voyage. Mais tu avais beaucoup de gaspillage là-dedans. Là, on est capables de dire : « On va cibler des gens qui sont activement à la recherche d’un voyage, uniquement. » Donc, c’est quand même intéressant pour un annonceur. C’est comme de demander aux gens d’arrêter de penser que Uber existe et de retourner dans un taxi qui pue, qui prend juste du cash! Personne n’a le goût de retourner là! Ils ne retourneront pas là, les annonceurs! Il faut qu’ils soient capables d’avoir un contrôle sur leurs données. Après, ils vont être beaucoup plus aptes à aller sur n’importe quel éditeur et en obtenir une bonne performance. Ces données sont leur futur. C’est la donnée de leurs clients. S’ils n’organisent pas ces données, les annonceurs vont avoir d’autres types de problèmes de toute façon. Je pense que c’est une autre facette du problème : la dépendance à ces données qui ne leur appartiennent pas.

Qu’est-ce qu’une marque média innovante?

JAMES FORBES : Ça m’amène vraiment à vous partager une réflexion : on se demande tout le temps ce que doivent faire les éditeurs pour améliorer leur offre ou encore augmenter leurs revenus (ce qui est l’objectif final). On se promène de conférence en conférence où on entend toujours des pitchs inspirants, des présentations. L’important, c’est d’être client-centric : écoutons nos clients, soyons à l’écoute, allons chercher leur feedback. J’ai l’impression que c’est pas quelque chose qui est nécessairement fait dans notre industrie. Est-ce que les éditeurs écoutent réellement les annonceurs? Demandent-ils même aux agences ou à leurs clients ce qui serait le placement idéal? Les types de formats? On a juste à penser au retard en termes de formats publicitaires, de tarification, de mesure d’audience ou encore juste à la présence mobile! J’ai l’impression qu’on est peut-être tombé dans un laisser-faire durant quelques années et on s’est complètement fait damer le pion par deux géants américains qui ont compris un peu comment se passait la game, comme on dit.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Oui. Puis il y a la notion de sacrifice. Un bon exemple est La Presse avec La Presse+. On peut reprocher (et Dieu sait que j’ai été un des premiers à reprocher) plusieurs choses à La Presse+, mais une chose qu’on ne peut pas leur reprocher, c’est d’avoir eu les couilles de faire un sacrifice important. Que ce soit la livraison papier, pour prendre ces dollars-là et les investir dans quelque chose de plus durable : faire un vrai virage numérique. La Presse est probablement un des seuls éditeurs sur la planète, d’une propriété numérique, une propriété média locale, qui a réussi à transférer des dollars papier à des dollars Web presque en totalité. C’est à peu près le seul sur la planète qui a réussi à le faire. Cette notion de sacrifice est quelque chose parce que, souvent, on veut le beurre et l’argent du beurre : on veut garder nos revenus d’aujourd’hui et on ne veut pas investir dans les revenus de demain. [Mais] ce sont des gestes comme ça qui pourront faire une différence.

FRANCIS DEVOY : Selon toi, Jean-François, est-ce que le modèle d’affaires des éditeurs est à revoir aujourd’hui?

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Oui. Je veux dire, passer à un modèle purement publicitaire, je pense qu’il y a pas mal de signaux qui nous démontrent que c’est à risque extrême. Il y a plusieurs avenues qui s’offrent aux éditeurs. Une des grandes avenues en ce moment qui est assez populaire est le natif : toute la cocréation de contenu avec des annonceurs. Évidemment, ce qui a son lot de risques. On réussit avec ça à contourner les bloqueurs publicitaires, ce qui est intéressant. Par contre, il y a un petit côté éthique qui n’est pas 100 % pris en charge. Il y a des règles qui ont été émises, mais ce n’est vraiment pas toujours clair. On fait encore des publireportages, finalement. Parce que oui, le natif peut vraiment prendre la forme d’un publireportage. Il y en a qui sont excellents, qui sont vraiment utiles pour l’utilisateur, qui sont utiles pour l’annonceur et en ligne avec la ligne éditoriale de l’éditeur, ce qui est très très bien. Puis il y en a qui sont carrément pourris, on va se dire les vraies affaires! Je pense que c’est une des étapes, un des modèles qui est intéressant.

Il y a des éditeurs qui ont carrément ouvert des plateformes corollaires. Un exemple : Newad, un éditeur des fameuses annonces dans les salles de bain du Canada, qui a ouvert une plateforme corollaire qui s’appelle Campsite, où on va pouvoir acheter de façon programmatique. Il a utilisé son expertise d’éditeur dans sa catégorie pour ouvrir une plateforme dans laquelle il pourrait rassembler les éditeurs compétiteurs! Il a sauté dans la coopétition pour tout ce qui est affichage numérique. Ce sont des initiatives comme ça qui savent aller chercher et utiliser leur expertise pour revoir leurs façons de faire les choses.

Il y a aussi le contenu payant, mais visiblement, c’est un petit peu moins facile : les consommateurs ont de la difficulté à payer pour des contenus. Ceux qui réussissent sont les grands journaux internationaux : New York Times et compagnie. Au niveau local, c’est pas encore démontré que ça fonctionne.

Finalement, il y a des genres de médias alternatifs. Il y en a un qui s’appelle Beside, je ne sais pas si vous connaissez? Il organise des événements, des expériences qui sont commanditées par des annonceurs. Donc ce sont des modèles alternatifs d’édition qui sont vraiment intéressants et qui, je pense, devraient être regardés par nos grands éditeurs. Ils pourraient peut-être y voir certaines réponses pour eux là-dedans.

JAMES FORBES : À la fin, il faut dire que l’opportunité est présente aujourd’hui. C’est sûr que dans 15 ans, peut-être que les éditeurs vont être un peu trop en retard sur le marché, mais en ce moment, il y a quelque chose à regarder. Peut-être Google et Facebook? Voir ce qu’ils font. Peut-être ne pas aller exactement dans leurs directions, mais de voir le pouls de ces grandes entreprises technologiques et se dire que c’est aujourd’hui qu’il faut prendre action et non pas dans les 10 ou 15 prochaines années.

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Dans le fond, c’est comme les hôteliers avec AirBnb et les agents d’immeubles avec Du Proprio. C’est la même chose! Les éditeurs se font challenger, leur industrie, leur modèle d’affaires est challengé. Il y a des entreprises qui parlent de transformation numérique. On a une équipe qui fait la transformation numérique. Bien, c’est ça, la transformation numérique : de regarder quel est l’impact du numérique sur mon modèle d’affaires et l’avenir de mon industrie; d’essayer de se poser des questions pour ne pas être une victime là-dedans, mais de proactivement attaquer un changement en profondeur. Ça va chercher loin, ça va chercher dans toutes les sphères de l’entreprise. Le modèle d’affaires est très très profond dans une entreprise, alors il faut vouloir. C’est la première affaire. Il faut vouloir changer, il faut reconnaître la nécessité de modifier des choses importantes et, on parlait tantôt de sacrifices, il faut mettre les investissements requis. Si on fait tout ça, oui, on va être encore là dans 15 ans, on va peut-être être là beaucoup plus fort qu’on ne l’est aujourd’hui. Mais je te garantis que si on ne fait rien, ça ne durera pas 15 ans, malheureusement. Ça va être pas mal plus court que ça, j’ai l’impression.

FRANCIS DEVOY : Jean-François, merci d’avoir été parmi nous aujourd’hui pour cet épisode de Ctrl+A. James, toujours un plaisir!

JAMES FORBES : Toujours un plaisir, mon Frank!

JEAN-FRANÇOIS RENAUD : Merci, les gars!

FRANCIS DEVOY : Jean-François, si on souhaite t’entendre, on a plusieurs options : aller dans une de tes conférences, un de tes ateliers ou encore visiter le blogue d’Adviso pour lire tes nombreux articles. C’est un petit peu plus rapide que de s’inscrire à la maîtrise à HEC!

Ctrl+A est présenté par Adviso.

À l’animation : James Forbes et Francis Devoy.

À la production : Laurence Pressault.

Enregistrement et montage : Studio Makina.

Trame sonore : JD Leblanc de Hey Makers.

Merci à tous et à bientôt!