La part de marché est un indicateur de performance à éviter : voici pourquoi
Lorsqu’on demande à des gestionnaires marketing quels sont leurs buts, on entend souvent les mots « augmenter notre part de marché ». Pourtant, dans un contexte numérique, le simple fait de choisir et de prioriser cet indicateur est, au mieux, contre-productif et, au pire, dangereux pour leur entreprise.
Souvent, la part de marché est une métrique de vanité qui n’a plus beaucoup de sens : être les premiers d’une petite catégorie joue principalement un rôle de valorisation plus qu’une indication de performance réelle.
Pourquoi? En bouleversant les modèles d’affaires, le numérique nous force à nous questionner sur la notion même de « marché », et puisque la part de marché est une mesure relative, si son dénominateur est bancal (et il l’est de plus d’une façon), sa valeur perd rapidement son sens et devient, elle aussi, très questionnable.
Comment la notion de part de marché est-elle devenue un indicateur aussi bancal?
Peut-on relativiser par type d’offre?
Le développement du commerce électronique dans les 25 dernières années, de concert avec la mondialisation, a multiplié le nombre d’acteurs présents dans les marchés et redéfini les modèles d’affaires, ce qui, de fait, a ébranlé les fondements mêmes de la définition de « marché ». Le portrait devient évident lorsque nous observons les géants et les pionniers du numérique :
- Quel est le marché de Google? Les moteurs de recherche, la publicité, les médias, les solutions bureautiques, les données (et j’en passe beaucoup);
- Quel est le marché d’Apple? Les ordinateurs, les appareils mobiles, les marchés d’applications, la musique, le divertissement numérique (et j’en passe encore énormément);
- Quel est le marché de Facebook? Les médias sociaux, la publicité, les médias, la messagerie (encore une fois, on pourrait en ajouter);
- Quel est le marché d’Amazon? La vente au détail, la logistique, les places de marché, le divertissement, les services infonuagiques (et j’en passe des dizaines).
Force est d’admettre que leurs modèles d’affaires sont profondément différents, même si on peut considérer ces entreprises comme étant parfois en lutte l’une contre l’autre.
- Les appareils d’Apple servent à utiliser les applications de Facebook, à acheter sur Amazon et générer beaucoup de recherches et de publicité sur Google;
- Les centres de données et de distribution d’Amazon sont derrière un grand nombre de transactions faites dans les applications utilisées dans les environnements Apple et Google;
- Les recherches faites par les utilisateurs sur Google ont un impact non négligeable sur l’usage des solutions des trois autres géants.
Ici, on parle de géants, parfois vus comme oligopolistiques, alors imaginez comment l’identification du marché d’un plus petit joueur (dans un univers compétitif plus saturé) peut rapidement devenir confuse.
D’ailleurs, le principe même de différenciation (proposition de valeur unique) pousse évidemment chaque compétiteur à proposer des choses différentes (donc à défier la frontière proposée par les autres), contestant les définitions de marché, comme le font W. Chan Kim et Renée A. Mauborgne dans le livre Blue Ocean Strategy
En se basant uniquement sur le type de produit ou de service vendus, le risque de trébucher dès le départ dans les définitions sur les acteurs de son marché est grand.
Peut-on relativiser par région?
Plusieurs entreprises plus traditionnelles, ancrées dans un réseau de magasins ou de responsables des ventes régionaux, parlent de leur part de marché en fonction de frontières géographiques. Dans ce cas-ci, en commerce électronique (ou même seulement en marketing numérique), la limitation de la notion de part de marché est évidente : l’univers numérique est un des plus mondialisés.
Mesurer son marché uniquement en fonction d’une région restreinte fait oublier que certains des acteurs les plus menaçants pour une entreprise ont pignon sur rue hors de sa région. Ce n’est pas pour rien qu’en 2015, l’Institut du Québec évaluait que 74 % des ventes en ligne faites auprès des Québécois échappaient aux entreprises québécoises.
Dans un monde où Google met des millions de possibilités de fournisseurs à portée de clic de chaque client, établir une liste complète des compétiteurs dans une région donnée et calculer qui s’arrache quelle fraction de la tarte est devenu pratiquement impossible. Au mieux, la part de marché sera surévaluée, car elle négligera plusieurs compétiteurs indirects (étrangers, plus nichés : long tail, moins visibles, etc.), et au pire, un pan entier de la concurrence sera oublié. Dans tous les cas, les conclusions seront beaucoup plus optimistes que la réalité, et la marge d’erreur rendra hasardeuse toute comparaison dans le temps.
La part de marché est-elle la part de l’offre ou de la demande?
Une autre critique de la part de marché tient dans la notion même de « part ». Traditionnellement, la part de marché s’appuyait sur l’une ou l’autre des bases suivantes :
- la quantité de produits vendus face à la quantité totale de produits fabriqués;
- la quantité vendue face à la quantité totale achetée dans le marché.
Ces définitions peuvent donner certains indices de grandeur. Toutefois, dans un monde de plus en plus numérisé, on voit les intermédiaires, les agrégateurs, les affiliés et les partenariats de toutes sortes se multiplier et se diviser la chaîne de valeur de façon de plus en plus créative.
À lire : Comment survivre à la transformation numérique de la chaîne de valeurs
La notion classique de manufacturiers en concurrence dans un « marché de manufacturiers » ne tient plus si des manufacturiers commencent à faire de la vente directe, et il en va de même pour tous les autres rôles traditionnels dans une chaîne de valeur (importateur, distributeur, détaillant, etc.) : on ne peut plus définir un « marché » en fonction d’un rôle dans la chaîne de valeur.
Par exemple, qu’arrive-t-il si :
- un revendeur capte beaucoup de demandes, mais doit faire réaliser l’essentiel des activités à valeur ajoutée par ses fournisseurs, comme dans le cas du dropshipping?
- un agrégateur ou une place de marché capte la demande et la relaie à ses partenaires (ou pire, enregistre des transactions pour eux), qui « obtient » quelle part de marché?
- Risque-t-on de calculer des transactions en double?
- La « part de marché » de l’agrégateur se base-t-elle sur la demande captée (équivalent au Gross Merchandise Volume) ou sur la valeur des commissions générées?
- L’agrégateur calcule-t-il sa part de marché en fonction du marché entier ou seulement des agrégateurs? Ses fournisseurs calculent-ils leur part de marché en incluant les agrégateurs et les places de marché?
Ces scénarios semblent-ils irréalistes? Pensez au marché du voyage, où les transporteurs compétitionnent avec les voyagistes, les agences, les agrégateurs, Trip Advisor, AirBNB, Hotwire et j’en passe. Plusieurs auteurs ont exploré la notion de « contrôler la demande », et les modèles de réussite en ligne s’appuient souvent sur ce concept.
La part de marché est-elle la part des revenus ou des profits?
Dans ce monde de modèles d’affaires hétérogènes où manufacturiers, grossistes, distributeurs, revendeurs, agrégateurs, places de marché et affiliés (et j’en passe) convoitent la même vente, la part des profits est de moins en moins proportionnelle à la part des revenus, si bien que la part de marché devient un indicateur encore moins pertinent.
De fait, la conception d’un modèle d’affaires innovateur et solide repose de plus en plus sur la recherche de profits attrayants, qui ne sont pas toujours associés à une part (volume) d’un marché donné, mais plutôt à une position dans la chaîne de valeur.
Un indicateur mesurable?
La part de marché est en réalité le numérateur élastique d’un dénominateur flou : est-il possible de vraiment mesurer une part de marché, surtout dans un monde de plus en plus numérisé, mondialisé, et reposant sur des modèles d’affaires innovants en 2019?
Probablement pas.
Un indicateur utile?
Si nous avons tort et que cet indicateur est mesurable, permettrait-il tout de même d’avancer? Être premier (ou second, ou troisième) de sa catégorie dans une niche extrêmement étroite ou mal définie permet-il de prendre des décisions d’affaires éclairées au final?
En utilisant un tel indicateur relatif, plusieurs gestionnaires prendront une position défensive plutôt que créative, et perdront de vue que le défi d’aujourd’hui consiste davantage en la création de nouvelles opportunités invisibles à la concurrence que dans la défense d’une position mesurée dans le passé.
L’adoption d’une telle position défensive génère de surcroît de mauvais réflexes dans une course plus réactive aux compétiteurs qu’aux clients, ce qui risque de faire oublier l’essentiel. En se définissant par rapport à sa compétition (en constante évolution), le gestionnaire qui se fie à la part de marché risque de poursuivre une cible mouvante, et de croire qu’il a du succès si la compétition est faible — sans égard à son volume, ses profits, ses clients, son futur, une posture risquée.
Comme le dit Jeff Bezos : Resist proxies.
Soyez S.M.A.R.T., évitez d’utiliser la part de marché
Le gestionnaire aguerri sait que tout objectif digne de ce nom se doit d’avoir quelques qualités connues : spécifique, mesurable, atteignable, pertinent et associé à une échéance.
Pourtant, en y réfléchissant bien, la part de marché comme indicateur de performance ne semble pas atteindre les critères de base d’un indicateur de performance, en étant insuffisamment spécifique (part imprécise d’un marché élastique), difficilement mesurable (sujet à des choix éditoriaux), probablement non-atteignable (si la complexité du marché mondial était considérée), souvent peu pertinent (une bonne part dans le marché n’est ni garante de volume ni de profit), et difficile à placer dans le temps (puisque le dénominateur, basé sur le marché externe, changera).
Pour ces raisons, et pour arriver à des réflexions et des discussions constructives (et créatives) pour créer la compétitivité du futur plutôt que celle du passé ou du présent, j’essaie toujours d’élargir la discussion lorsqu’on me présente la part de marché comme une finalité : les entreprises ont une mission, une raison d’être dans la société, et cette raison n’est pas une position face à leur concurrence.
Aujourd’hui, plutôt que de s’appuyer sur des mesures indirectes comme la part de marché, tout gestionnaire qui établit ses objectifs devrait d’abord se demander : quels indicateurs me permettent de savoir si j’atteins réellement ma mission?
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