Le dérapage des tierces audiences
L’utilisation de données en marketing numérique n’a vraiment rien de nouveau, surtout en ce qui concerne les audiences de tierces parties. Et si, pendant tout ce temps, nous avions fait fausse route? Où sommes-nous censés nous situer comme marketeurs?
Montrez-moi vos données, et je vous dirai qui vous êtes
Regarde, chérie, j’ai retracé le trajet de notre premier rendez-vous!
– Moi
Romantique, non? C’est du moins ce que je croyais. Pour souligner notre premier anniversaire de rencontre, j’ai trouvé et superposé sur une carte les données chronologiques géolocalisées de tous nos déplacements de la première journée que ma femme et moi avons passée ensemble. Avouez que c’était romantique! Elle n’a pas paru du même avis. Étant une travailleuse sociale (et donc pas en marketing), elle a plutôt été indignée par ce que nous, marketeurs, considérons comme des données « anodines », et par la facilité avec laquelle on peut y accéder. De là a découlé une conversation intéressante – comme toujours.
Je n’avais eu aucun mal à retrouver tous les endroits où elle s’était rendue jour après jour, et jusqu’à assez loin dans le temps! La CIA et le KGB auraient adoré avoir accès à ce genre de données dans les années 1980 (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Apple se défend tellement de ne pas permettre aux autorités d’avoir accès aux données de ses utilisateurs.) Avais-je été un conjoint contrôlant? Quoi qu’il en soit, le fait est que je disposais des outils nécessaires pour surveiller en détail et à son insu son emploi du temps et ses moindres allées et venues. Plutôt inquiétant, tout compte fait !
L’utilisation des données en marketing numérique
Transposons maintenant cette anecdote à l’industrie des données sur les comportements individuels et à leur utilisation à des fins commerciales. Car c’est bien ainsi que les utilisent les fournisseurs de données. Tout particulièrement les fournisseurs de données de tierces parties. Quant aux spécialistes du marketing numérique, le fait d’avoir accès à ces données rehausse leur prestige aux yeux des hauts dirigeants, surtout lorsqu’elles s’intègrent à une présentation de campagne publicitaire révolutionnaire et ponctuée de jargon MarTech obscur.
Bien entendu, lorsqu’on questionne les annonceurs numériques que nous sommes sur le caractère orwellien de telles pratiques de ciblage (p. ex. en adaptant les annonces présentées aux utilisateurs d’une marque sur la base de données de localisation montrant qu’ils ont récemment fait des achats chez un concurrent), nous brandissons toujours, à notre corps défendant, le bon vieil argument : « Ne vous en faites pas, nous n’utilisons que des données anonymisées; jamais nous n’identifierions personnellement un individu. » Cela dit, ce n’est pas parce que nous choisissons de ne pas le faire que nous ne pouvons pas le faire!
En tant que marketeurs, nous ne sommes peut-être pas de ceux qui traquent sans relâche les utilisateurs partout où ils vont, mais nous n’en devenons pas moins des facilitateurs face à nos exigences de performance grandissantes en publicité. Un dossier du New York Times décrit bien la situation :
Le moment est venu de prendre du recul – surtout après la récente annonce de l’apocalypse des cookies à l’horizon – et de procéder à un examen de conscience en tant que marketeurs : comment en sommes-nous arrivés là?
L’évolution de la segmentation des données
À mes débuts dans le domaine de la publicité, le marketing comportemental consistait à s’adresser à une personne ayant un comportement particulier sur un site Web – en passant, par exemple, beaucoup de temps dans une section de contenu précise.
Les segments qui s’en dégageaient pouvaient être aussi génériques qu’« avides lecteurs d’actualités » ou « amateurs de sport ».
Ça fonctionnait, et la vie était belle. Les annonceurs pouvaient atteindre des visiteurs de qualité sans dérouler le tapis rouge. Ils pouvaient même vendre des articles de plein air à des amateurs de sport dans la section « Horoscope » d’un site. Les clients étaient satisfaits, les résultats étaient là… et les éditeurs en profitaient pour écouler des stocks d’espaces publicitaires invendus. Tout le monde y gagnait.
De nouveaux modes de comportement ont ensuite fait leur entrée : nous ne ciblions plus que les données comportementales comme telles, mais aussi (ou surtout) les intentions d’achat, actuelles et passées. Le remarketing a alors bondi au premier plan. Quelqu’un cherchait un billet pour Cuba? Nous lui offrions un vol pour Cuba! C’était plus novateur que tout à l’époque. Et les clients étaient plus heureux que jamais.
La ligne à ne pas franchir
Et la folle aventure s’est poursuivie, plus loin, toujours plus loin. Si loin qu’il m’est impossible de la raconter en détail. Disons simplement que nos recherches en la matière, en date de 2014, nous permettaient de vous cibler en fonction…
- de la distance séparant votre résidence d’une ville;
- de l’heure de départ de votre vol;
- du type de carte de crédit que vous utilisiez;
- de votre choix d’enregistrer un animal sur un vol;
- de votre état matrimonial…
et tout ça à la fois! La phrase « Ce n’est pas parce nous pouvons le faire que nous devons le faire » prenait alors tout son sens.
Les revendeurs de données disposaient d’un solide argumentaire :
Nos algorithmes d’apprentissage machine de pointe, conçus par nos propres docteurs en génie informatique, intègrent le plus grand nombre de points de données sensibles du marché, ce qui vous garantit les meilleures performances possibles!
Et pour s’assurer d’intégrer le plus grand nombre de points de données, ils ont commencé à surveiller absolument toutes les connexions Internet, jusqu’à devenir de véritables phares. Les neuf plus grandes entreprises dans le domaine sont rapidement devenues les oligarques des données.
Pour tout dire, les téléphones cellulaires sont devenus des GPS publicitaires de tous les jours. Et comme si cela ne suffisait pas, certains des oligarques ont commencé à écouter vos conversations Je ne parle pas que de l’Assistant Google, d’Alexa ou de Siri. Des études datant déjà de quatre ans, comme celle-ci, font état de 247 applications Android SilverPush écoutant les conversations de fond sur les appareils d’utilisateurs! WeVibe, une entreprise de produits sensuels haut de gamme (comme des dildos intelligents) a même tenté de recueillir des données d’utilisateurs par l’entremise de son application mobile. (On s’entend pour dire qu’il y a des limites! Ce qui se passe dans la chambre à coucher doit y rester. Les gens ont d’ailleurs très mal pris la chose.)
Les données sont sur le point de devenir (ou le sont devenues en 2006) le nouveau pétrole, et les géants des technologies de marketing s’en prévalent déjà. Pourquoi pensez-vous que Google a gratuitement offert à tous ses utilisateurs payants et à tous les clients Premium de Spotify un Google Home Mini tout juste avant les Fêtes de 2019? Peut-on mieux « être à l’écoute »? Que dire, chers utilisateurs de Gmail, de la confidentialité des courriels? Rappelez-vous, si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit.
La suprématie des cookies
Le monde de la publicité est devenu un univers à la Big Brother où tout le monde cherche à couper l’herbe sous le pied de tout le monde pour en tirer un avantage. Les témoins de surveillance se sont mis à surgir de partout, sans même que les marques réalisent que les données de leurs visiteurs leur étaient volées à même leurs plateformes en échange de performance de campagne alléchante.
Le tout propulsé par un désir de meilleurs résultats… et d’un plus grand nombre de cookies pour y parvenir – ces fameux témoins anonymisés qui accompagnent notre navigation en ligne. Anonymisés? Attendez un peu. Dès l’instant où l’information d’un témoin peut être appariée à celle d’un autre témoin, il devient possible de tracer des liens. Or, la collecte, la transformation et le partage (la vente) de ces liens ont fait les jours fastes de la publicité fondée sur les audiences de tierces parties. En langage clair, les entreprises de revente de données disposaient de renseignements sur des clients potentiels, leur donnaient une forme utilisable et les vendaient aux marketeurs pour leur permettre d’offrir de meilleurs résultats aux décideurs. Comment une aussi simple transaction a-t-elle pu en venir à soulever autant d’enjeux de confidentialité?
Le fait est que l’absence de confidentialité est bien réelle. C’est comme si votre employeur commençait par utiliser une technologie d’identification par radiofréquence (un lecteur de cartes, par exemple) pour suivre vos entrées et sorties du bureau. Et si, par souci de rendement, il décidait par la suite de consigner aussi votre utilisation de la cuisine, puis, un beau jour, d’exiger que vous utilisiez votre carte chaque fois que vous consultez un fichier en ligne. On ne peut plus orwellien!
Données et témoins – Un nouvel espoir
La surveillance à la Big Brother ne prendra pas fin avec l’apocalypse des cookies. Elle ne fera que s’accentuer avec l’évolution des technologies, comme dans le cas des télécoms qui puisent des renseignements à même les paquets de données transmis par câble aux États-Unis. (Au Canada, nous avons une loi sur la protection des renseignements personnels, mais elle ne règle pas tout.) Si vous croyez que Facebook et Google détiennent beaucoup de vos données personnelles, songez à ce que Verizon, AT&T et Comcast vont bientôt pouvoir faire aux États-Unis, et peut-être même un jour au Canada advenant – ce qui est très peu probable – qu’ils prévalent contre le CRTC. Les téléviseurs connectés recèlent eux-mêmes une technologie qui recueille une énorme quantité de données auprès de leurs utilisateurs.
Ne désespérez pas des annonceurs et des agences! La tempête dévastatrice des tierces audiences qui s’annonce ne marquera pas la fin de la publicité à rendement élevé pour les fournisseurs de services numériques. Elle va simplement remodeler le marché. Les jardins de données fortifiés (walled gardens) vont en fait prendre de l’ampleur en renforçant leurs frontières pour mieux les intégrer à leurs écosystèmes. Les éditeurs locaux pourraient-ils en profiter pour se liguer, structurer leurs données communes et commencer à offrir leur propre « plateforme de rendement » activée par audiences? Croisons-nous les doigts! Leur situation déborde du cadre de cet article, mais il convient de souligner que ce sont eux qui ont le plus perdu dans la déferlante des données d’audiences de tierces parties.
Le fin mot de l’histoire : les oligarques des données tirent l’échelle et s’affairent à sécuriser leurs jardins de données fortifiés.
Il y a ample matière à réflexion en ce qui concerne notre utilisation des données en publicité numérique. Notre vision évolue avec le temps, et nous sommes plus inspirés que jamais à vous aider à faire les meilleurs choix pour l’avenir de votre entreprise tout en assurant le respect de la vie privée.