Rentabilité, monétisation et audiences : notre analyse du modèle de Netflix
Trois experts en numérique se rencontrent pour discuter des prochains défis que rencontreront les entreprises en contenu. Comment rester stratégique?
Tout récemment, Disney et Apple ont annoncé leur intention de se lancer dans la diffusion de contenu en ligne comme le font les Amazon Prime, CraveTV et Netflix de ce monde. Cette dernière, pionnière de ce marché relativement nouveau, doit donc s’adapter à une concurrence de plus en plus féroce. Bien que Netflix se dise « peu inquiète » de l’arrivée de ces nouveaux joueurs, celle-ci soulève bien des questions quant à l’efficacité du modèle financier du diffuseur qui est basé sur l’abonnement. À ce jour, Netflix compte plus de 150 millions d’abonnés dans le monde alors que Disney vise à recruter de 60 à 90 millions d’abonnés en cinq ans. Les offres se multipliant et le temps passé devant un écran ne pouvant augmenter davantage, une question se pose : Netflix devra-t-elle varier ses sources de revenus pour continuer à produire et à promouvoir son contenu original? Le cas échéant, comment pourrait-elle monétiser ses actifs dans ce marché de plus en plus concurrentiel?
Nous avons invité trois intervenants qui ont eu la chance de réfléchir aux questions de modèles d’affaires, de monétisation et de publicité numérique dans un contexte culturel. Retrouvez donc autour de la table : Marie Nicollet, consultante en stratégie de transformation numérique; Pascal-Philippe Bergeron, chef de pratique en plateformes et algorithmes; et Francis Devoy, chef d’équipe en médias numériques.
Comment le diffuseur en ligne peut-il monétiser ses actifs?
Francis Devoy : Alors que l’offre publicitaire du duopole Google et Facebook suscite grandement l’intérêt des annonceurs, on constate l’arrivée d’une nouvelle offre qui suscite de plus en plus d’intérêt : Amazon Search. À la fin de l’été 2018, Netflix a lancé une campagne d’autopromotion sous forme de bandes-annonces pour présenter ses prochaines séries. Ces courtes publicités étaient diffusées entre les épisodes. Inutile de dire que ça a été extrêmement mal reçu.
La question que je me posais et qui a mené à vous réunir ici pour en jaser est la suivante : est-ce que Netflix veut embarquer dans cette partie-là? Serait-il pertinent pour elle de se rapprocher du modèle des autres géants en récoltant des données sur ses audiences? Quel est le potentiel publicitaire de Netflix et comment peut-elle monétiser ses actifs?
Marie Nicollet : Le modèle de Netflix, qui est basé à 100% sur l’abonnement, est rentable aujourd’hui, ou du moins dans la publication de leur dernière T4. Sa dernière initiative d’autopromotion mettait de l’avant ses contenus originaux. Mais selon moi ou, du moins, leur stratégie présentée, Netflix n’a pas l’intention de l’ouvrir à de tierces parties. L’idée est plus d’accroître l’attractivité et l’engagement. Parce que c’est ça, son combat : ne pas perdre d’abonnements au profit des Amazon Prime, Disney, Apple, etc.
Francis Devoy : De mon côté, a priori, je ne voyais aucun potentiel publicitaire pour Netflix. Sauf qu’en réfléchissant au nombre de ses productions maisons, il m’apparaît évident qu’elle pourrait faire du placement de produit de manière plus subtile.
Éviter le « double-dipping » grâce à du contenu intégré
Pascal-Philippe Bergeron : Moi, ce qui m’a interpellé dans tes propos, c’est quand tu as dit que la publicité de Netflix a été hyper mal reçue. La raison pour laquelle elle a été aussi mal reçue, c’est que c’est la base même du double-dipping. Si tu paies pour un service comme Netflix, qui continue à augmenter ses tarifs de manière à avoir comme unique source de revenus ses abonnements mensuels, et qu’on t’annonce que « tes données de consommation seront vendues pour te présenter de la publicité », c’est du double dipping.
Marie Nicollet : Les gens se plaignent parce que le prix a augmenté, mais en vérité, la marge de Netflix a diminué! Au T4, elle est passée à 5 %, alors qu’elle était à 16 %, voire même 18 % durant les autres trimestres. La création de contenu original dans laquelle Netflix investit coûte extrêmement cher. L’entreprise a donc besoin de plus d’abonnés. De plus, comme on le mentionnait, elle n’est plus la seule à compétitionner avec la télévision traditionnelle.
Francis Devoy : C’est certain que l’arrivée de Disney va changer les règles du jeu.
Marie Nicollet : La vraie bataille n’est plus sur le plan des parts d’écoute de programmation télé, elle se trouve sur le plan du temps passé devant un écran. En ce moment, Netflix estime avoir 10% du temps passé devant un écran aux États-Unis. Ses principaux concurrents seraient plutôt YouTube et Fortnite.
Francis Devoy : Donc, est-ce que Netflix n’aurait pas plutôt intérêt à se tourner vers un modèle offrant uniquement des contenus originaux?
Marie Nicollet : Netflix produit en ce moment une série mettant de l’avant des logements pour Airbnb. On ne sait pas si un partenariat a été conclu entre Netflix et Airbnb, mais ce genre d’opportunités à travers lesquelles on explore les contenus intégrés serait assurément intéressante pour Netflix, ou toute autre entreprise dans cette industrie, en ce qui a trait aux revenus publicitaires.
Francis Devoy : Là-dessus, je suis complètement d’accord. Que ce soit avec Airbnb ou Uber, produire des contenus de marque sous forme de série permettrait à l’utilisateur de développer une affinité avec la marque d’une manière plus instinctive ou indirecte.
Changement de paradigme publicitaire
Marie Nicollet : Pour l’instant, Netflix met tous ses œufs dans le panier de l’abonnement, mais les chiffres nous montrent qu’il s’agit d’un modèle à risque, si on considère le coût de production des contenus originaux et la compétition avec les autres géants du Web. Comme pistes de solution, il y a donc la création de contenu original co-brandé et celle du placement de produit. Ce sont des formes de publicités différentes de ce qu’on a pu voir en ligne ces 10 ou 15 dernières années, et ça crée quelque chose de plus intégré et de plus subtil.
Pascal-Philippe Bergeron : Le placement de produit pourrait effectivement être très intéressant pour les diffuseurs. Dans les séries Netflix, il y a très peu de promotion de marques. Dans l’épisode interactif Bandersnatch de la série Black Mirror, l’idée était de tester un récit à plusieurs scénarios, du multiple stream. On peut déduire qu’il serait possible de faire de multiples placements de produit.
Francis Devoy : Donc en proposant de façon anodine un choix de produits à l’utilisateur, Sugar Puffs ou Frosties dans ce cas, il serait possible de récolter des données et de les communiquer aux marques.
Pascal-Philippe Bergeron: Exactement! Il y a aussi une manière subtile de le faire. L’utilisation de marques blanches (white labels) en contenu est très efficace. Ça ne serait pas mal reçu et il ne s’agirait pas de double-dipping. C’est une avenue potentielle pour amortir les frais de production des contenus originaux de manière plus efficace.
Que retenir de ces réflexions?
Francis Devoy : En ce moment, Netflix dépend beaucoup de l’abonnement et avec la concurrence qui s’en vient, ce modèle ne sera plus nécessairement viable à long-terme. Elle devra peut-être se tourner vers d’autres formes de monétisation qui diffèrent de la publicité traditionnelle, que ce soit du contenu intégré ou des partenariats avec des marques. À la limite, Netflix pourrait même trouver un moyen de créer des audiences et de les vendre de manière très discrète.
Pascal-Philippe Bergeron : Ce qui a permis à Netflix de chambouler le marché télévisuel, ça a été la facilité d’accès à un prix très modique. Avec une décroissance planifiée, Netflix serait capable de bien s’en tirer en visant justement son noyau de consommateurs et en s’assurant de bien répondre à leurs besoins grâce à une analyse de ses données internes. Quand on parle de monétisation, on pense toujours à l’avenir, à « l’innovation ». Je suis un fan d’innovation, mais j’aime rappeler que les bases fonctionnent. La télévision utilisait certaines méthodes de monétisation dans les années 1970, 1980, 1990, et elle a dû s’ajuster à la transformation — d’abord avec l’arrivée du câble, puis celle de la diffusion en ligne. Netflix pourrait s’en inspirer pour trouver des solutions.
Je ne crois pas que la vente, ni la transformation ou l’activation des données soient importantes dans une décroissance planifiée. J’aurais tendance à dire que Netflix doit essayer de comprendre ses utilisateurs principaux. Quelles sont leurs habitudes? Quels types de contenus peut-on produire à faible coût? Netflix doit s’assurer de fidéliser sa clientèle parce qu’elle a longtemps eu un quasi-monopole, qui est impossible à garder. Les concurrents qui arrivent ont énormément d’argent. Netflix n’a pas eu le temps, ni les moyens de faire comme Google et d’acquérir ses rivaux.
Marie Nicollet : Je ne suis pas certaine pour ce qui est de la décroissance, mais la phase de l’« océan bleu » de Netflix est finie. Elle entre dans celle de l’« océan rouge » et ça, c’est les piranhas. Elle n’a pas eu assez de temps pour se créer une place où elle peut garder le monopole. Le défi sera donc de trouver une manière de se maintenir à flot tout en restant consciente qu’il y a une limite au temps que les utilisateurs peuvent passer devant un écran et à l’argent qu’ils peuvent investir dans un abonnement. La diversification du modèle devient intéressante.
Francis Devoy : Chose certaine, on aura une réponse à ces questionnements bien assez tôt.
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