Quels impacts les médias sociaux ont-ils sur les consommateurs?
Selon une étude du CEFRIO menée en 2018, 83 % des adultes québécois utilisaient au moins un réseau social dans le cadre de leur utilisation personnelle d’Internet et 45 % s’y connectaient plus d’une fois par jour. Tout porte à croire que ces statistiques n’ont fait qu’augmenter. Les médias sociaux sont omniprésents, pratiquement devenus indissociables de notre quotidien. Avons-nous développé une dépendance aux médias sociaux? Existe-t-il une corrélation entre les mécanismes de dépendance au jeu, la culture de masse et les comportements des internautes sur les plateformes sociales? Les réflexions générées par ces questions ont grandement intéressé notre équipe de la recherche et du développement. Commençons par un bref retour sur le passé.
La ligne est mince entre consommateur et produit
En 1973, un message contestataire de Richard Serra a été envoyé aux téléspectateurs pour leur faire comprendre le rôle des médias de masse et de la culture pop comme tactique de contrôle et construction sociale. Il montrait l’imposition de l’autorité des médias de masse sur la culture de masse à travers ce qu’on appelle les « divertissements » au profit des grandes sociétés. « Vous êtes le produit de la télévision, déclarait-il. Vous êtes livré à l’annonceur, qui est le client. Il vous consomme. »
Aujourd’hui, à l’ère d’internet, son message demeure tout aussi vrai. À l’instar du téléspectateur, l’internaute est le produit que les réseaux sociaux, les sites et les jeux vidéo en ligne vendent aux annonceurs. En soi, cette réalité n’est pas nécessairement mauvaise. Ce vieux modèle très efficace permet aux internautes d’obtenir du contenu ou des services gratuitement. C’est donc dire que les gens acceptent que leurs données soient utilisées comme monnaie d’échange. Alors, quel est alors le problème?
L’attention des internautes est une ressource limitée que les différentes plateformes tentent d’accaparer. Deux principales stratégies sont généralement mises en oeuvre par les médias (sociaux et traditionnels) pour capter l’attention des internautes : produire un contenu de qualité pour fidéliser leur audience en livrant une expérience enrichissante ou miser sur le sensationnalisme, les grands titres et la consommation de masse.
Or, contrairement aux médias traditionnels, tels que la télévision, la radio ou les journaux, dont l’interaction avec les consommateurs est limitée, internet est un canal où les consommateurs sont actifs, ce qui permet de multiples interactions. Internet a donc ouvert un monde de possibilités et d’expériences aux utilisateurs, tout comme aux annonceurs et aux médias.
Cyperdépendance, hyperconnectivité et jeux vidéo
Environ 6 % des gens souffriraient d’une forme de cyberdépendance, selon Cheng & Li. Ce chiffre, estimé à 168 000 000 à l’échelle mondiale, équivaut à quatre fois la population canadienne. En 2018, dans la dernière version de la Classification internationale des maladies (CIM-11), l’Organisation mondiale de la Santé a ajouté le trouble du jeu vidéo. La Chine et la Corée du Sud reconnaissaient déjà ce problème comme une maladie et avaient mis en place des programmes pour la traiter. Bien qu’il ne soit pas encore reconnu comme une maladie aux États-Unis, en 2013, la très influente American Psychiatric Association a ajout. du « trouble du jeu sur internet » aux sujets à l’ordre du jour pour la recherche (DSM-5), une étape importante pour l’établissement de diagnostics et de traitements.
La prévalence du phénomène a donné lieu à des recherches afin de le comprendre et de le traiter. En ce qui concerne le diagnostic, il existe maintenant des tests comme le « Internet Addiction Test » ou le « Computer Game Addiction Scale ». Certains tests visent même les médias sociaux, comme celui pour mesurer le degré de dépendance à Facebook (le « Facebook Addiction Scale ») ou le tout nouveau test « Social Media Disorder Scale » dont la portée est plus générale.
Les mécanismes incitatifs
Les mécanismes menant à la dépendance sont étudiés depuis des décennies. La chercheuse Natasha Schüll, dans son livre « Addiction by Design », explique que la fréquence des récompenses et renforcements est cruciale pour établir la dépendance.
L’industrie des casinos et des machines de jeux de hasard électroniques, étudie, elle aussi, le comportement des joueurs. Ainsi, si certains joueurs aiment prendre de grands risques afin d’obtenir de gros gains, d’autres misent plutôt sur de petits gains fréquents, une stratégie appelée « dribble-pay » qui s’avère généralement non rentable. La dépendance au jeu se développe par l’un de ces mécanismes, dont l’effet est d’ailleurs amplifié si le joueur a la « malchance » d’être chanceux lors de ses premières expériences de jeu.
Cette technique est également appliquée à de nombreux jeux en ligne. Par exemple, dans Farmville, le joueur reçoit constamment des « cadeaux » qui n’ont aucune valeur en dehors du jeu ni, bien souvent, dans le jeu lui-même. Ce sont des éléments purement cosmétiques, comme un étang, une plus belle maison ou des arbres de Noël. Ces récompenses aléatoires deviennent un déclencheur de grande tentation pour le joueur qu’ils incitent à jouer toujours plus pour en accumuler davantage.
Investissements temporels et sociaux
Un autre mécanisme exploité par le célèbre jeu est la nécessité de lui réserver une place importante dans son emploi du temps et parmi son entourage :dans son emploi du temps, car le joueur doit investir du temps pour préparer ses champs et ses activités dont il ne récoltera les fruits qu’après un délai déterminé, alors s’il ne revient pas au jeu au moment prescrit, il perd son investissement; et parmi son entourage, car le joueur est encouragé à avoir le plus de voisins possibles, qu’il doit aider et qui, en retour, doivent l’aider pour obtenir des bonus, souvent essentiels pour progresser rapidement dans le jeu. Les applications basées sur un principe de réciprocité engagent les utilisateurs envers un groupe. Ces investissements en temps et en capital social entraînent une escalade de l’engagement, contraignant le joueur à revenir encore et encore dans le jeu. Celui-ci s’immisce ainsi dans le quotidien du joueur, et cette présence est accentuée par l’utilisation grandissante des téléphones mobiles.
Miser sur le hasard
Une des pratiques de l’industrie est de fournir des récompenses uniquement en réponse à une action du joueur, mais toujours de façon aléatoire. Les experts en comportement animal ont observé depuis longtemps déjà l’effet de cette combinaison de facteurs sur des rats. L’expérience consiste à les obliger à appuyer sur un levier pour obtenir de la nourriture. Si ce levier ne donne la nourriture que de temps à l’autre et de façon purement aléatoire, les rats appuient sur le levier de manière obsessive, comme les joueurs des machines à sous. L’incertitude quant à la satisfaction du désir, c’est-à-dire l’incapacité du cerveau de discerner un motif prévisible autrement qu’en répétant constamment l’action, entraîne le développement d’un comportement compulsif. Donc, si le joueur doit constamment cliquer sur des icônes ou activer une barre de défilement pour effectuer une tâche qui aurait pu être entièrement automatisée, ce n’est pas pour rien et ce n’est pas pour son bien non plus.
La réponse émotive
« Dans les jeux de hasard, les joueurs ont tendance à développer une plus grande dépendance lorsqu’une rétroaction sensorielle accompagne le gain, explique Luke Clark, Ph. D., dans un article de WealthSimple. Pensez aux cloches et aux alarmes qu’on entend lorsqu’une personne gagne à une machine à sous. Les sons et les lumières n’ont rien à avoir avec la récompense pécuniaire ultime : il a été démontré qu’un joueur est prêt à prendre de plus grands risques si des stimuli visuels et auditifs accompagnent le gain. Cette prédisposition a même été observée chez les rats de laboratoire. La récompense obtenue à la suite d’une interaction positive pouvait être de la nourriture, mais en ajoutant une rétroaction sensorielle, les rats prenaient plus de risques pour obtenir leur gain. »
Remplaçons la rétroaction sensorielle par la gratification personnelle, comme le font les médias sociaux. Quel comportement déclencherait un gain accompagné d’un renforcement de l’ego?
Recherches, responsabilités et pistes de solution
Divers moyens existent pour traiter la dépendance à internet, mais le plus bénéfique, l’abstinence totale, n’est pas réaliste étant donné l’omniprésence d’internet dans bien des emplois actuels, selon une étude parue en 1999. En effet, 92 % de la population nord-américaine utilise un téléphone mobile pour accéder à internet et 53% des gens utilise parfois internet depuis la maison pour leur travail. Quant à la dépendance aux jeux vidéo, les résultats sont mitigés, puisque seulement le tiers (33,5 %) des patients ayant suivi leur traitement au complet se disent complètement remis.
Pour ce qui est de la dépendance aux médias sociaux, la recherche ne fait que commencer, et bien que les traitements pour la dépendance à internet puissent sans doute y être adaptés, il est encore tôt pour en être certain. Le problème toutefois est pris au sérieux et fait maintenant partie des manuels de psychologie.
La réponse de l’industrie technologique
Devant la préoccupation grandissante du public, les grands joueurs de l’industrie ont pris des mesures pour prévenir la surutilisation des appareils et des applications. Ces mesures prennent la forme de couleurs d’écran plus chaudes et d’un mode en teintes de gris pour limiter l’émission de lumière bleue par les écrans la nuit; de pauses des notifications afin d’empêcher de provoquer des interruptions qui réduisent la productivité; ou encore de données sur l’usage personnel de technologies afin de faire prendre conscience à l’utilisateur de son niveau de consommation d’un service ou d’une application. Mais ces solutions sont-elles suffisantes?
Selon l’étude de l’Université de Séoul, ces mesures seraient déficientes
- Google, Facebook et les autres sont en conflit d’intérêts. Tant que le modèle d’affaires de ces sociétés reposera sur la plus grande utilisation possible de leurs produits afin de vendre la plus grande quantité possible de publicités, leurs solutions, considérées comme simplistes et superficielles, ne s’attaqueront qu’à l’image du problème et non au problème de fond.
- Les personnes souffrant de dépendance ne maîtrisent pas leurs pulsions. Mettre en place des mesures pour les aider à limiter leur utilisation d’un produit ou d’un service ne sert à rien si elles n’ont pas la volonté ou la capacité de respecter ces limites.
Une lueur au bout du tunnel
Malgré ces mises en garde, il est important de garder à l’esprit que tout n’est pas mauvais.
Tous les mécanismes de dépendance décrits sont, à l’origine, nécessaires pour la survie de l’humain. Le fait qu’ils peuvent être employés contre lui n’implique pas qu’ils doivent obligatoirement être bannis. Une machine à sous qui incite une personne à jouer encore et encore, exploite pour ce faire le système de récompense du cerveau, qui est essentiel à l’apprentissage. Et même un jeu répétitif peut s’avérer bénéfique en amenant la personne dans « la zone » pour ainsi réduire son stress quotidien ou pour stimuler l’apprentissage, comme l’explique Douglas Heaven, rédacteur pour du magazine New Scientist. Si nous jouons autant, c’est surtout parce que nous avons aussi besoin de nous faire du bien.
Si un réseau social ou un jeu peut infiltrer notre entourage et nous astreindre à toujours revenir, il peut aussi recruter ce même entourage afin de favoriser des comportements positifs tels que l’adoption d’habitudes alimentaires plus saines, le maintien d’un mode de vie plus actif ou l’augmentation de la mobilisation au sein d’une équipe pour promouvoir la coopération et la mise en commun d’idées, comme le décrit le chercheur Alex Pentland dans son livre « Social Physics ».
Que peut faire l’industrie publicitaire?
Nul n’a envie de se proclamer responsable d’un problème. Personne ne tente d’envoûter les joueurs ou internautes avec des modèles mathématiques optimisés pour encourager l’utilisation de produits et services. Les marques et médias ne sont pas directement responsables de la dépendance, mais ils ne peuvent nier leur complicité sur deux fronts :
- Les médias attisent cette convoitise grâce à l’argent qu’elles donnent aux annonceurs afin de placer leurs annonces.
- Ils préfèrent tout naturellement les annonceurs les plus efficaces, ceux dont les audiences sont susceptibles d’être les plus captives et qui possèdent le plus de données personnelles.
Pourtant, à long terme, cette cabale ne peut que se retourner contre les marques. Aucune d’elles ne veut être associée à un produit considéré comme nocif pour la santé. Ces mêmes marques ne voudront donc pas être publicisées sur une plateforme dont l’éthique pourrait être remise en question. C’est pourquoi les Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) de ce monde redoublent d’efforts pour protéger leur réputation et leur image à la suite de chaque scandale. La même chose se produit du côté des publicitaires, qui ont le devoir de protéger la réputation de leurs clients.
Donc, malgré l’apparente puissance des GAFA, une agence de publicité responsable dispose à la fois d’un incitatif à réagir et d’un levier pour y parvenir : défendre les intérêts de ses clients. Ces clients et ces marques font des choix éthiques et durables. Elles sont donc sensibles à d’autres choix qui favorisent leur image à long terme et qui ne cherchent pas simplement la performance à court terme. En présentant une conscience sociale plus forte, une plateforme publicitaire possède un pouvoir d’attraction non négligeable, à condition qu’on soit disposé à la recommander aux annonceurs.
Bref, les agences, les marques, et les géants du web, tous sans exception, devront remettre en question leurs processus, leurs promesses et — pourquoi pas? — leurs valeurs. Dans une ère où la transparence commence tranquillement à s’immiscer dans les conversations, nous espérons, en tant que spécialistes, mais aussi en tant que citoyens, voir émerger une conscience commune dans l’industrie. Et, heureusement, nous sommes sur la bonne voie.