Que faire lorsqu’on ne sait pas quoi faire?
Personnellement, je crois que c’est parce que le wifi était de meilleur qualité de l’autre côté.
Blague à part, une autre question, tout aussi drôle, mais dont les réponses me semblent autrement plus enrichissantes est la suivante: pourquoi le chevreuil, après avoir entrepris de traverser la route, a décidé de s’arrêter en plein milieu et de fixer l’éblouissante lumière qui arrive à grande vitesse vers lui?
Ce que nous appellerons affectueusement le “syndrome du chevreuil ébloui” est une question d’indécision qui touche de très nombreuses organisations. En anglais, les termes “indecision” et “indecisiveness” voient leur fréquence d’occurrence augmenter avec les années et atteindre des pics en 2019 (nous n’avons pas encore les données de 2020) dans les livres répertoriés dans Google Ngram. Anecdotiquement, le terme “how to take decision” est une requête en augmentation constante (proportionnellement aux requêtes totales) depuis 2004 selon Google Trends.
Cette situation semble trouver sa source dans cet état paradoxal dans lequel nous nous trouvons face à une surabondance d’information, souvent contradictoire. Ceci est doublé d’un sentiment particulièrement anxiogène puisque nous savons que nos décisions seront évaluées dans un futur sur la base d’information qui ne nous est pas accessible aujourd’hui.
La plupart des gestionnaires se reconnaîtront dans ces situations où les pressions externes et internes obligent à prendre des décisions dans des délais jamais assez longs, sur la base d’information partielle ou contradictoire et dans des contextes politiques, financiers et compétitifs complexes.
Notre monde, particulièrement sa partie nord-américaine, a un biais pour l’action. L’adage veut que pour 10 choix disponibles, le seul mauvais choix soit de n’en faire aucun. J’insiste à dire que c’est partiellement faux: le seul “mauvais” choix est celui qui consiste à vouloir prendre la “bonne” décision. C’est cette attente qui précède à l’indécision. Il nous faut sortir autant que possible des notions de “bien” et “mal” lorsque vient le temps de prendre des décisions qui seront, de toute manière, évaluées dans un futur que nous ne contrôlons pas et devinons à peine. Au contraire, nous devons évaluer des solutions justes. Justes par rapport à l’information accessible dans le présent. Justes par rapport aux buts et objectifs que nous souhaitons prioriser.
“I take the position that I’m always to some degree wrong, and the aspiration is to be less wrong”
— Elon Musk, fondateur de X.com, Tesla et SpaceX
La première étape d’une prise de décision dans un contexte incertain est donc d’être sur la même longueur d’onde: l’objectif n’est pas d’avoir raison (être dans le bien) mais bien d’avoir le moins tort possible (être dans le juste). Ça change tout car on peut alors reconnaître que de nombreux choix sont potentiellement valables. Pas seulement un. En termes plus émotionnels: la peur change de camp. Nous n’avons plus peur de prendre des mauvaises décisions, nous comprenons qu’elles sont toutes porteuses d’un risque éventuel. Nous allons travailler à réduire ou gérer ce risque. Le risque zéro n’existe, après tout, pas. Sortir de ce modèle binaire du “bon” ou “mauvais” choix est probablement la décision la plus sage et celle qui devrait précéder toutes les discussions stratégiques.
“We didn’t do anything wrong, but somehow, we lost.”
— Stephen Elop, PDG de Nokia (suite à la défaite de Nokia dans le marché de la téléphonie cellulaire et son acquisition nécessaire par Microsoft)
La seconde étape consiste à faire les choix qui ont le plus de potentiel de créer de nouveaux choix dans le futur. Une bonne stratégie est une stratégie qui crée des options dans l’avenir. Par exemple, si nous hésitons entre deux stratégies de développement technologique, il y a fort à parier que l’une d’entre elles soit créatrice d’opportunités futures, alors que l’autre à pour seul “avantage” d’être relativement moins risquée à déployer.
Seule la chance peut nous faire gagner une compétition dans laquelle nous avons toujours choisi les options les moins risquées. C’est une vérité presque mathématique dans un très grand nombre de circonstances.
Il peut cependant parfois être difficile de savoir si une option est créatrice d’options dans le futur. Il y a deux éléments qui sont généralement garants de fournir des rendements supérieurs dans le temps: la culture et les données.
Comme le bon vin, les bonnes données s’apprécient dans le temps. Idem pour la culture d’entreprise.
Certaines options créent plus de données intéressantes que d’autres. Certaines cultures favorisent certains comportement positifs plus que d’autres.
Parmi plusieurs choix, je recommanderais donc presque toujours de prendre celui qui exige un léger inconfort culturel (et donc un travail en avant sur celle-ci), qui génère de nouvelles catégories de données (et donc un travail sur celles-ci) et, globalement, qui nous montre que notre futur est potentiellement plus ouvert demain grâce à cette initiative.
Concrètement, on peut aussi le voir ainsi: si nous trouvons difficile de prendre une décision, c’est aussi un symptôme que la culture d’entreprise est en décalage par rapport à celle-ci, ou que nous n’avons pas assez de données pour orienter notre choix. Nous sommes dans cette situation car, dans le passé, des décisions ont été prises et n’ont pas encouragé le développement de notre culture décisionnelle ni de nos données propriétaires. La constante, en somme, c’est que la culture décisionnelle vise la préservation de l’entreprise, en l’état, au détriment de son épanouissement.
Le plus grand danger ne consiste donc pas tant à prendre la décision, mais à ne pas aller jusqu’au bout de celle-ci. Les gestionnaires vont souvent tenter de gérer cette situation en amont avec des exercices de planification stratégiques extrêmement poussés afin de visualiser et anticiper un maximum ce qui découle de cette initiative. Si je comprends la nécessité de planifier les ressources nécessaires à l’accomplissement du projet, la littérature nous montre qu’une fois quelques mois passés, beaucoup de choses changent déjà. Le danger de ces planifications est de les rendre tellement inflexibles que toute perturbation significative risque de provoquer, encore une fois, l’instinct de préservation de l’entreprise.
À l’inverse, en considérant d’avance le système dans lequel évolue l’entreprise comme étant complexe et adaptatif, on peut définir des principes de direction et une cadence de réunion des parties prenantes plutôt que des tâches précises et un échéancier arbitraire, et laisser le soin aux différents département de distiller ces principes dans leur organisation du travail.
Évitons de créer trop de paramètres inflexibles qui conduiront à l’abandon d’un projet en cours de route, gardons le cap et ayons confiance en l’intelligence de nos équipes et une bonne dose d’huile de coude pour arriver à la faire aboutir. C’est le propre d’une culture agile. Garder le cap et assurer une collaboration à tous les échelons relève des gestionnaires. Régler les problèmes et adapter la production suite aux choix stratégiques définis relève des équipes. À ce sujet, de nombreux cas montrent que les employés prennent de meilleures décisions et sont plus efficaces lorsqu’on leur explique le problème, qu’on les sollicite et les récompenses à leur niveau pour leur contribution à la solution et qu’ils savent qu’on appliquera ce qu’ils ont recommandé!
En conclusion, rappelons-nous qu’il est plus productif et réaliste de rechercher la solution la moins mauvaise (la plus juste) plutôt que la meilleure. Qu’à choix égaux, on préférera ceux qui créent de nouvelles opportunités dans le futur et que, dans tous les cas, si la saine gestion exige qu’il faille parfois abandonner un projet, la saine gestion exige également d’anticiper le fait que ça ne fonctionnera jamais comme prévu. Il vaut mieux organiser sa gestion pour embrasser les difficultés potentielles et l’instabilité créée plutôt que de s’organiser pour respecter un plan conçu il y a quelques mois ou année, alors que beaucoup de choses ont déjà changé.