Crise des médias : à part les revenus, qu’est-ce qui a échappé aux médias canadiens?
De nombreux commentateurs au sujet de la crise actuelle des médias pointent rapidement du doigt les médias numériques, en particulier le poids des géants étrangers comme le GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), comme une cause de la dégringolade spectaculaire des résultats des médias traditionnels.
Le bras de fer entre les médias français et Google en est un bon exemple : ces médias tiennent Google responsable de leur déconfiture, soit, mais aident-ils réellement Google autant qu’ils le revendiquent? Que se passerait-il si Google cessait de les relayer? Plusieurs actions récentes semblent s’attaquer aux symptômes de la crise des médias, mais peu s’adaptent réellement aux causes fondamentales de ce bouleversement.
Alors que partout au monde, des médias critiquent le poids actuel des médias numériques dans le marché, ils omettent aussi de dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et plusieurs des médias qui les attaquent ont eux-mêmes déjà été en position de pouvoir dans le marché. Certains commentateurs, habitués à l’ancien paradigme, laissent même à penser que ce changement de garde abrupt s’est fait sur des bases questionnables, voire illégitimes. Ce n’est pourtant pas le cas.
Un marché concentré
En observant les rapports 2008-2017 de l’IAB Canada1, on remarque que la part de publicité numérique est passée de 17% à 55% du marché publicitaire canadien en 10 ans. En parallèle, les 10 plus grands médias numériques au Canada, qui représentaient 77% du revenu publicitaire canadien en 2008, en représentent maintenant 88%. On voit donc une concentration qui date d’un temps où la publicité numérique représentait la moitié de la publicité imprimée (sans compter la télé).
Le Canadian Media Concentration Research Project2 indique aussi que Google et Facebook obtiennent ici 74.3% du marché de la publicité numérique (soit 41% du marché publicitaire total). Tout ceci pose des questions sur les sources de cette concentration.
D’où vient la croissance?
En y regardant de plus près, on remarque que sur la même période, la part du marketing de recherche est passée de 39% à 50% de la publicité numérique… ou de 628 millions $ à 3,386 milliards $ sur la même période, ce qui équivaut à 54% de la croissance du marché publicitaire numérique… ou plus de 100% de la croissance du marché publicitaire total (le ‘search’ a crû de 2,787 milliards, dans un marché qui a crû de 2,552 milliards $, ce qui implique nécessairement des pertes pour d’autres)! La croissance d’un format strictement numérique et concentré chez Google, le marketing de recherche a donc équivalu, grosso modo, à la croissance totale du marché publicitaire.
Sur les 2,489 milliards $ supplémentaires de croissance du numérique face aux autres médias, les trois quarts proviennent de l’affichage (35% de la croissance totale du numérique). On pourrait assumer que cet affichage correspond aux médias papier, qui ont migré leur affichage en ligne, mais l’affichage est une catégorie très large qui inclut notamment les médias sociaux. Sur les 2,322 milliards obtenus par ce type de média en 2017, Facebook arrive en tête, avec 1,593 milliards $ de revenus, loin devant Torstar et Bell, second et troisième, qui ravissent respectivement 131 et 111 millions. Ce n’est donc pas une migration, mais là aussi, un changement de leader.
La notion d’échange programmatique a aussi un lourd impact sur ce marché et sur le marché de la publicité vidéo en ligne, qui représente l’essentiel du reste de la croissance de la publicité numérique depuis 2008. Avec 40% des revenus hors marketing de recherche en 20163, les achats programmatiques représenteraient environ 1,3 milliard $ en 2017.
Sur 6,8 milliards, on aurait donc 3,4 milliards au marketing de recherche, 1,6 milliard à Facebook, 1,3 milliard échangé en programmatique… et… environ 400 millions aux autres modes et formats.
Pourquoi les annonceurs ont-ils fait le virage?
Le leadership de Google et Facebook sur le marché publicitaire canadien n’est pas à prouver, mais pourquoi les autres médias pourtant présents en ligne n’ont-ils pas eu une croissance aussi, alors que plusieurs y étaient déjà bien avant 2008? Le simple fait de passer par Internet ou de suivre les comportements de la population n’a clairement pas suffi…
Un inventaire de demande, et non d’espaces
Le marketing de recherche, premier vecteur de cette croissance, a une caractéristique intéressante : il repose sur un inventaire de demandes des consommateurs, et non pas sur des espaces publicitaires. L’annonce s’affiche en fonction des recherches de l’utilisateur, et non en fonction des contenus ambiants (ex.: la page couverture, la page d’accueil, la section Affaires, etc.) En d’autres mots, ils ciblent l’intention d’achat, ou l’intention de magasinage et non un segment de marché.
Ceci est probablement le plus gros changement de paradigme que le numérique a apporté, et un aspect sur lequel les médias traditionnels n’ont jamais réussi à s’adapter. Est-ce que la création de ces nouveaux formats publicitaires représente un gain illégitime face aux médias traditionnels?
On pourrait même se demander si la publicité a vraiment sa place dans les médias d’information, en comparaison des contextes de recherche… qui sont peut-être de vraies situations de magasinage, où la publicité se trouverait ironiquement plus “à sa place”.
Le modèle de la publicité sur les médias sociaux et de l’affichage programmatique tentent de répliquer une logique similaire : à défaut d’avoir un public qui dit clairement ce qu’il désire dans une recherche, on a accès à certains de ses comportements en ligne qui permettent de déduire ses intentions d’achat et créent des audiences… du point de vue de l’annonceur, une intention supposée reste tout de même mieux qu’un segment socio-démographique.
Une approche de vente en libre-service
Comme l’inventaire d’espaces où afficher des annonces apparaît et disparaît aussi rapidement que les recherches de millions d’internautes, ce type d’annonces n’a d’autre choix que d’être automatisé… laissant ainsi l’annonceur spécifier lui-même quand il veut apparaître, c’est-à-dire suite à quelles recherches du potentiel client.
En donnant un accès libre-service (balisé, contrôlé par l’interface) pour l’achat de publicité à leurs clients, les plateformes permettent à des annonceurs très nichés de trouver leur place, même très petite, qu’ils trouvaient parfois mal dans des médias traditionnels… qui, pour s’adresser au plus grand nombre, devaient nécessairement omettre certains recoins du marché. Ces plateformes rejoignent donc un marché d’annonceurs qui n’auraient pas payé pour le marché trop large et moins qualifié des médias traditionnels.
Les médias qui reposent sur une approche de vente traditionnelle ne peuvent obtenir ce raffinement à grande échelle ou répondre aussi rapidement…
Un prix plancher minime, à l’enchère et à la performance
L’inventaire mouvant et infini des recherches et comportements utilisateurs implique qu’il faudra trouver un prix d’équilibre pour cette abondance d’espaces, le tout en temps quasi réel.
C’est ici que la notion d’enchères intervient : en assurant que n’importe quel annonceur, du plus petit au plus grand, peut miser sur un espace, on crée un environnement de saine compétition où tous peuvent trouver des niches intéressantes à prix raisonnables, des coins de marché parfois négligé par les autres, mais souvent plus pertinent pour les internautes faisant la recherche (le principe de longue traîne), et plus susceptible de générer des ventes : ceci se marie bien à l’intention d’achats de l’internaute.
En incluant une notion de performance et de pertinence aux enchères, donc en affichant et en facturant en fonction de l’interaction client (ex.: au coût par clic) on s’assure aussi de la pertinence des annonces : une annonce impertinente sera de moins en moins affichée pour de plus en plus cher, et une offre impertinente pour son annonce coûtera cher en clics, sans aucune conversion.
Cette logique accessible, centrée sur l’expérience consommateur, est très différente de la négociation traditionnelle des espaces : cette logique de pertinence selon l’intention d’achat du client amène non seulement une granularité pour l’évaluation de performance, mais surtout une mécanique économique cohérente avec leurs objectifs : payer la publicité lorsqu’on a une vraie situation d’achat.
Que faire pour un média?
Au-delà de critiquer les plus gros joueurs, qui ont par leur simple position dans le marché d’emblée un pouvoir important qui doit être questionné, quelles stratégies un média peut-il adopter?
D’une part, il est important de garder en tête que la publicité n’est pas le seul modèle d’affaires permettant de propulser un média… dans certains cas, l’affichage publicitaire n’est simplement pas le modèle le plus adapté.
Cependant, parmi les médias qui misent sur le modèle publicitaire, devant leur décroissance et les succès rapides et pharaoniques de Google et Facebook, plusieurs imitent les tactiques numériques utilisées par ces géants :
- Multiplier les présences numériques, et les pages vues sur celles-ci;
- Créer des profils-utilisateurs, par exemple en demandant aux lecteurs de se connecter en échange de quelconques fonctionnalités;
- Offrir ou demander des interactions sociales, comme des votes ou des commentaires sur les contenus;
- Accumuler des données sur leurs audiences, par exemple leur localisation, leur âge, les articles qu’ils lisent, ou autre;
- Créer de nouveaux formats publicitaires.
Pourtant, un bon nombre de ces tactiques restent justement des tactiques traditionnelles numérisées et tombent à plat. Pourquoi? Elles ne sont pas adaptées au nouveau paradigme des annonceurs.
Vers une segmentation basée sur l’intention
Si certains voient les données personnelles comme une manne pour l’annonceur, la réalité est beaucoup plus nuancée : en réalité, le succès de Google et Facebook ne tient pas tant dans le fait d’identifier si bien l’utilisateur (en fait, ils pourraient probablement survivre en remplaçant toute la donnée personnelle par des codes), que dans le type d’information captée : la propension à acheter.
Un média a donc tout intérêt à penser sa segmentation, voire même sa structure, là où cela est possible, d’abord sur ce type de variable : est-ce que les comportements indiquent des goûts? Des recherches? Des désirs? Est-ce que les contenus consultés peuvent permettre d’en déduire? Devrait-on découper ou publier les contenus différemment? Devrait-on traiter de sujets différents, afin de mieux identifier des intentions d’achat? Pourrait-on vendre des segments de ciblage différents?
Devrait-on créer des propriétés à vocation plus commerciale? De nouvelles formations d’information (guides d’achat, comparateurs, etc.)?
Pour quel média est-ce acceptable?
Les médias d’information ont toujours eu une relation tendue avec le marché publicitaire, et ceci, depuis bien avant l’avènement des GAFA : l’état actuel de la compétition les force cependant à se poser de vraies questions existentielles sur leur mission et leur modèle d’affaires. Une réflexion qui ne sera pas simple.
Si la publicité peut se passer de certains types de nouvelles, les nouvelles pourraient-elles se passer de la publicité? La réponse viendra-t-elle par une réflexion ou par la force des choses?
- https://www.iabcanada.com/research/annual-internet-advertising-revenue-reports/, https://www.iabcanada.com/research/2018-canadian-internet-ad-revenue-is-projected-to-rise-by-over-945-million-to-7-7-billion/
- http://www.cmcrp.org/
- https://www.iabcanada.com/iab-canada-releases-2016-17-internet-advertising-revenue-report/